Ils vont peut être entamer leur septième semaine de grève. Et cette usine à laquelle ils sont tous très attachés, ils commencent à en parler au passé. Ghislaine Thormos, alias "Gigi", est arrivée à l'usine PSA d'Aulnay-sous-Bois, il y a 10 ans. Elle est aujourd'hui moniteur au ferrage. Elle coordonne le travail de plusieurs ouvriers. Une équipe qui est vite devenue sa famille : "Mes bonshommes, ça me fera du mal de ne plus les revoir, de ne plus savoir ce qu'ils deviennent". Surtout, Gigi ne supporte pas l'idée que la France perde une à une toute ses usines.
Une femme parmi les hommes
C'était il y a 10 ans, elle avait trois enfants à élever seule et devait absolument trouver un CDI. À l'agence pour l'emploi, la première fois qu'elle entend prononcer le mot "CMI" elle imagine un engin industriel. C'est juste le nom du travail qui l'attend : conducteur de moyens Industriels. "Le premier jour que je suis entrée dans l'usine, j'ai eu un choc" se rappelle-t-elle "on m'a amené au ferrage avec des robots, des étincelles, il n'y avait que de bonshommes, on avait l'impression qu'on ne les avait jamais sortis de l'usine" s'exclame Gigi. Une femme parmi les hommes. Sur les 3 000 ouvriers d'Aulnay, dix pour cent seulement sont des femmes.
Au ferrage "on donne à manger aux robots". Le travail est dur. Il faut porter des pièces lourdes. À l'époque, il n'y avait que deux femmes dans l'atelier. Son chef ne voyait pas d'un très bon œil la féminisation du ferrage, il l'a mise à l'épreuve. Gigi a débuté en faisant des portes de C2 avec des barres de fer et plusieurs robots à gérer. Le premier soir elle ne sentait plus ses bras : "Ce qui est fabuleux, c'est que le corps s'adapte, je n'aurai pas cru" s'étonne-t-elle.
"Le paquebot est devenu hermétique"
En juin 2011, lorsque la Cgt a sorti son rapport secret annonçant la fermeture de l'usine d'Aulnay en 2014, Gigi, devenue déléguée du SIA, le syndicat maison, est allée sur le site de Médiapart, elle a payé un euro pour lire entièrement ce rapport. "J'ai essayé de commencer à réfléchir, de ne pas gober tout ce qu'on voulait nous faire croire" raconte Gigi. Car la direction niait farouchement toutes ces rumeurs. Le pire, pour Gigi, c'est que, peut être, la hiérarchie intermédiaire a été abusée comme les ouvriers. Les RU (responsables d'Unités) et les RG (responsables de groupes) : "La plupart étaient sincères, ils aiment cette entreprise, jusqu'au dernier moment on leur a laissé croire, à eux aussi que ça n'allait pas fermer. Pour leurrer la base il fallait bien qu'il y ait de la sincérité à leur niveau pour que les ouvriers les croient" elle en a la certitude.
À cette époque, il y eu de grands mouvements dans la hiérarchie. De nouvelles têtes sont arrivées, des responsables de ressources humaines plus directifs, plus stricts. "Ils sont venus pour ça, pour fermer l'usine" Gigi en est convaincue" Ils doivent avoir une école secrète, ils sont tous sur le même modèle, le même discours, la même malignité" s'exclame Gigi dans un éclat de rire. "Avant tout le monde se connaissait bien, tous syndicats confondus, on réussissait à savoir ce qui se passait, il y avait des fuites on dialoguait, mais là on est tombé sur un mur en béton plus aucune information ne filtre, c'est devenu le blockaus, le paquebot (les bureaux de la direction) est devenu hermétique du jour au lendemain".
Mépris, mensonge, trahison Franck le rappeur raconte cette histoire dans dans son clip. Gigi applaudit "Franck a bien défini les mots clés, les mots magiques, désormais on sera méfiant avec tout ce qui sera patron, une méfiance qu'on aura toute notre vie dans la tête et qu'on ne connaissait pas avant".
Des bons ouvriers
Les ouvriers d'Aulnay ont la réputation de ne pas se laisser faire, d'être violents parfois. Gigi bondit : "Si toute les grèves se passaient comme la nôtre ce serait chouette" lance-t-elle, avant d'ajouter : "Non la violence c'est le patron, la violence avec laquelle il nous a foutu un coup sur la tête, c'est pas de la violence de virer 11 000 personnes peut-être ?" 'interroge-t-elle.
Contre cette étiquette de "racailles venus des cités" qu'on voudrait leur coller, Gigi se bat farouchement : "Les ouvriers d'Aulnay c'est, surtout, des travailleurs très qualifiés, de supers travailleurs, un opérateur à Aulnay il sait tout faire, il est autonome, il peut bouger un robot, le dépanner, conduire un car et être compétent sur la qualité".
En effet à Aulnay, tous les ouvriers avaient l'opportunité d'accéder à de multiples formations, "c'était le deal", ils pouvaient faire leurs preuves dans plusieurs domaines et même changer de corps de métiers. Gigi, elle aussi a bénéficié de cette formation permanente, d'où cette incompréhension de voir cette usine "au top" comme elle se plait à le dire fermer ses portes de cette manière. "Ce n'est pas notre faute s'ils ont fait de mauvaises prévisions, mal calculé l'avenir, s'ils n'ont pas su anticipé au bon moment, ils ont peut être dormi sur leurs lauriers, nous on n'a pas à payer ces pots cassés là , ils ont une batterie d'ingénieurs c'est eux qu'on devrait foutre dehors pas les ouvriers" s'enflamme-t-elle.
"Je n'ai pas envie que la France devienne la Grèce"
Aujourd'hui, c'est pour tout ces choses qu'elle se bat Gigi. En délicatesse avec son syndicat le SIA qui a pris position contre le grève. Elle a rejoint le mouvement comme "une ouvrière en guerre pour défendre l'avenir" répète-t-elle. Elle n'avait jamais fait grève auparavant.
Elle se sent si proche des ouvriers d'Arcelor, de Good Year ou de Sanofi : "Moi je veux que la France conserve ses usines, on est presque tous à Aulnay des enfants d'immigrés... j'en ai assez bavé, je veux que mes enfants aient du travail en France. Je dis aux gens bougez, bougez parce que dans même pas dix ans on est mort et je n'ai pas envie que la France devienne la Grèce"
Extrait de cet entretien enregistré, ces jours-ci, dans l'appartement de Gigi au 4ème étage d'une HLM de Bezons.