"Mon héros est beaucoup plus fort que moi" : entretien avec Shinichi Ishizuka, l'auteur du manga "Blue Giant"

Invité du dernier Festival international de la bande dessinée d'Angoulême où son manga Blue Giant (éd. Glénat) était en compétition officielle, le Japonais Shinichi Ishizuka en a profité pour s'entretenir avec Pop Up' pour nous parler de son amour du jazz, bien sûr, mais aussi de dessin, de sacrifice et de persévérance, avec beaucoup de bonne humeur et d'humilité.

Pop Up' : Après la montagne dans Vertical (éd. Glénat), vous entraînez cette fois vos lecteurs dans l’univers du jazz, votre deuxième passion, découverte également lorsque vous viviez aux Etats-Unis. Quelle est la place du jazz dans votre vie aujourd'hui ?

Shinichi Ishizuka : Effectivement, ces deux passions sont des choses que j’ai rencontrées pendant mes années d’université aux Etats-Unis. Ce sont, en quelque sorte, deux cadeaux que j’ai ramenés dans mes bagages au moment où je suis retourné au Japon. Pour moi, il s’agissait de deux mondes inconnus dont j’avais une image qui a été un peu transformée en les abordant de façon différente aux Etats-Unis.

Concernant l’alpinisme par exemple, et la montagne en général (même la marche en montagne), j’avais auparavant l’image d’un sport dur, exigeant autant d’un point de vue physique que psychologique, quelque chose que seule une poignée d’élus pouvait vraiment aborder et apprécier. Mais en pratiquant cette activité aux Etats-Unis, je me suis rendu compte que c’était quelques chose de beaucoup plus simple, de plus facile d’abord, que chacun pouvait vraiment apprécier, même en l’abordant de façon très casual.

Et pour le jazz, ça a été exactement la même démarche, car finalement, ce sont deux choses très similaires. J’avais l’image de quelque chose d’adulte, de compliqué, un peu difficile d’accès et je me suis rendu compte qu’en réalité, il y avait un sas d’accès qui était très très large et que ça drainait un public plus jeune et plus divers que ce que j’imaginais. Pour faire simple, il s’agit de deux choses que j’ai beaucoup aimées et qui à mon sens n’avaient pas la popularité ou la couverture médiatique qu’elles méritaient d’avoir au Japon et mon objectif, dans les deux cas, c’était de participer justement à ouvrir un peu ces mondes-là à un public plus varié. Si je m’étais découvert la même passion pour la baguette, je pense que j’aurais fait pareil (rire).

Comment votre séjour aux Etats-Unis a-t-il nourri votre travail de mangaka ?

S. I. : Ça ne m’a pas tellement nourri en tant que mangaka parce que je suis parti un peu sur un coup de tête. Au début, j’étudiais l’art puis je me suis rendu compte que c’était quelques chose qui risquait de me fermer les portes très vite, donc je suis passé à la météo, mais tout ça était un prétexte pour découvrir la montagne je crois. J’ai passé beaucoup de temps en montagne à cette époque là et je n’avais pas du tout dans l’idée de faire du dessin mon travail.

Vous écoutez de la musique en dessinant ?

S. I. : Oui ! Et j’écoute de tout. J’écoute de la musique japonaise, de la pop. Cette année, c’était un peu l’année de Queen donc on a beaucoup écouté Bohemian Rapsody. Et comme j’ai plusieurs assistants qui aiment tous beaucoup la musique, on met un peu de tout comme styles.

Je n’y connais rien en jazz, mais Blue Giant m’a donné envie d’en écouter. Je commence par quoi ?

S. I. : (Intimidé) C’est une grosse responsabilité de répondre à cette question ! Je pense que commencer par assister à une concert ou fréquenter un club (il y en a de très bons en France), c’est la première porte d’entrée [son éditeur, M. Katsuki, confirme]. Après, je crois qu’une bonne solution, c’est d’emprunter des disques à des personnes qu’on connaît bien et en qui on a confiance.

Plus jeune, étiez-vous un lecteur de Nana d’Ai Yazawa ou de Beck de Harold Sakuishi, deux autres mangas qui parlent de musique ?

S. I. : Oui, j’ai effectivement lu Nana, mais à l'époque, je voyais plus ce manga comme une histoire d’amour. En fait, je me souviens surtout de Nodame Cantabile [de Tomoko Ninomiya, disponible en France aux éditions Pika] qui parle de musique classique. Et ce dont je me rappelle surtout, c’est que même si c’était des mangas de musique, ce n'était pas le type de manga de musique que j’avais envie de dessiner.

Quand j’ai commencé à travailler avec M. Katsuki mon éditeur sur le projet, nous n'avions pas comme références des mangas de musique mais des mangas de courses de voitures, où les choses vont très vite, ou des mangas de sport comme le baseball où le lanceur enverrait une balle très rapidement et le batteur la renverrait avec encore plus de vitesse et de dynamique. C’était plus dans cet esprit-là.

Comment fait-on pour transmettre l’émotion de la musique par le dessin ?

S. I. : Ce que je peux faire à mon niveau, c’est mettre en scène les sentiments des personnages et les faire évoluer. Je travaille avec l’intention de faire entendre de la musique mais au bout du compte, ce sont les lecteurs qui font le travail. Ça, c’est quelques chose que j’ai compris un peu plus tard. A chaque fois que je rencontre des lecteurs, ils me disent qu’en tournant les pages, ils entendent de la musique. En fait, je crois que c’est vraiment le travail du lecteur et la force de son imagination qui fait la plus grande partie du chemin.

Donc c’est une volonté de ne pas mettre une playlist de chansons à la fin de chaque tome ?

S. I. : Oui. Parce que je pense que dans la tête de chacun, la musique est différente.

Votre héros Dai est un modèle de persévérance qui force l’admiration. Avez-vous une petite voix en tête qui vous guide et vous pousse aussi à vous dépasser ?

S. I. : Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, quand j’étais aux Etats-Unis, j’étais un peu perdu et je ne savais pas trop où aller. C’est dans cet état que m’a ramassé mon éditeur, M. Katsuki et j’ai le sentiment que quelqu’un qui a été sauvé une fois doit persévérer et faire de son mieux pour aller de l’avant. Donc, je fais des efforts mais j’ai quand même conscience que Dai est beaucoup plus persévérant que moi. A chaque fois que je le dessine, je suis admiratif face à son courage et à son attitude. Donc lui et moi sommes un peu différents. Il est beaucoup plus fort que moi.

Dai, le héros de Blue Giant.

Quand je lis un tome de Blue Giant, je me suis rendue compte que je souris pendant toute la lecture. C’est un manga qui rend joyeux selon vous ?

S. I. : C’est intéressant ce que vous dites parce que quand je dessine, j’ai tendance à avoir les mêmes expressions faciales que Dai. Quand il sourit, je souris. Quand il fait un effort, j’ai le visage un peu tendu et j’ai tendance à imiter ses attitudes. En revanche, je ne fais rien d’intentionnel pour amener le lecteur à avoir une certaine réaction.

Après, je me pose souvent la question de savoir ce que c’est le bonheur. En tout cas, c’est quelque chose qui est très important pour moi et si c’est un sentiment que je peux procurer en livrant mon travail, ça me rend moi aussi très heureux.

Vous avez appris le métier de mangaka en autodidacte. C’est la meilleure des façons selon vous ?

S. I. : Je ne sais pas si c’est le meilleur chemin pour y arriver, mais pour moi c’était le seul mais je pense qu’il y a beaucoup de voies possibles pour devenir mangaka. Dans mon cas, l’occasion s’est présentée sur le tard alors que j’avais déjà 30 ans.

Vous êtes donc devenu mangaka assez tardivement. Vous pensez que c’est un handicap ou une force ?

S. I. : Je pense sincèrement que c’est un avantage. J’ai eu une vie avant, j’ai eu l’occasion de faire beaucoup de rencontres, d’avoir des interactions avec beaucoup de personnes différentes et ça, je crois que c’est un vrai plus. Par exemple, quand j’ai apporté mon premier projet à un éditeur qui l’a pris en mains et a commencé à l’étudier, j’avais l’avantage d’être conscient qu’il prenait du temps sur d’autres tâches pour simplement s’intéresser à moi. Donc j’avais une manière différente de l’aborder, que quelqu’un de fraîchement sorti d’une école ou d’une université et qui arriverait tout fringuant. Savoir comprendre les gens, savoir dans quel état d’esprit ils vous abordent, c’est toujours une force.

On rapproche souvent votre trait de celui de Naoki Urasawa [l'auteur de Monster, Pluto et 20th Century Boys]. C’est un mentor pour vous ?

S. I. : Oui, c’était surtout vrai à mes débuts. Inconsciemment, je cherchais à m’approcher de son trait. Ce qui m’intéresse surtout dans son travail, c’est la faculté qu’il a de rendre la lecture complètement fluide et l’aisance que l'on a à traverser ses planches. C’est quelque chose vers lequel j’avais vraiment envie d’aller.

Dans vos interviews, vous rendez sans cesse hommage à votre tantô [éditeur], M. Katsuki. Que vous apporte-t-il au quotidien ?

S. I. : Blue Giant existe parce que M. Katsuki existe. Je ne sais pas comment travaillent les autres éditeurs, mais lui, ce n’est pas un éditeur qui vient simplement pour récupérer les planches en fin de semaine. C’est quelqu'un qui donne vraiment des idées. Souvent, c’est de lui que viennent les impulsions, les pistes pour les épisodes à venir et je crois sincèrement que c’est qq qui mériterait d’avoir son nom en-dessous du mien sur la couverture du manga.

Souvent, pendant la phase de discussion qui précède les story-boards, on lance des idées, on donne des pistes de dialogues et c’est un peu comme un combat entre nous deux. Mais je n’ai pas le souvenir d’avoir gagné une seule fois (rires).

Comment se conçoit Blue Giant (et sa suite, Blue Giant Supreme) au quotidien ?

S. I. : Il y a d’abord une discussion sur la direction à prendre pour l’épisode en question. Ensuite, je prends un à deux jours pour faire le story-board prend et derrière, six à huit jours de dessin pour finaliser l’épisode. C’est viable dans la mesure où le magazine dans lequel paraît Blue Giant est publié deux fois par mois [Big Comic]. Si c’était un hebdomadaire, ça serait beaucoup plus compliqué.

Pourquoi avoir choisi de faire une suite à Blue Giant avec un nom légèrement différent ? Qu’est-ce qui distingue ces deux séries ?

S. I. : Je ne sais pas ! C’est mon éditeur qui l'a décidé. [S’adressant à M. Tatsuki] Quelle est la stratégie ? Sérieusement, quelle est la stratégie ?

M. Tatsuki : Une série qui dure trop longtemps, c’est souvent une série qui voit ses ventes chuter. Psychologiquement, c’est plus facile d’acheter un tome 1 qu’un tome 11. Donc couper à un moment de l’histoire où c’était faisable pour redémarrer sur des bases fraîches, ça me semblait une bonne idée.

Donc Blue Giant Supreme ne sera pas une longue série. Vous prévoyez de clore la série en combien de tomes ?

Non [il se tourne vers son éditeur pour l’interroger], sûrement dix tomes ou un peu plus. Désolé pour l’interview un peu bancale.

Vous avez été plusieurs fois primé au Japon pour plusieurs de vos œuvres. Blue Giant est pour la première fois en compétition officielle au festival international de la BD d’Angoulême. Cela représente quoi pour vous ?

S. I. : Je pense que c’est un peu pareil pour tous les mangas. D’ailleurs, on en parlait avec M. Tatsuki ce matin au petit déjeuner, les débuts d'un manga, c'est toujours quelque chose de très petit. Pour Blue Giant, c’était un café en bas de l’immeuble de Shôgakukan [sa maison d'édition], deux ou trois idées jetées sur un bout de papier, et on n'imagine pas les proportions que cela peut prendre. Rien que le fait de venir à Angoulême, d’être invité en France, d’avoir en plus une nomination, c’est quelque chose de vraiment miraculeux, et je ne peux vous dire autre chose que je suis très heureux.

En plus, c’est la première fois qu’on m’interviewe dans une pièce où le plafond est aussi haut [nous nous trouvons dans la Salle des mariages de l’Hôtel de Ville d’Angoulême]. Rien que pour ça, ça vaut le coup.

Vous aviez conscience d’avoir des lecteurs en France ?

S. I. : Non, je n'avais vraiment pas conscience de façon aussi claire qu’il pouvait y avoir des lecteurs que mon histoire intéresserait. C’est un manga qui parle de Sendai, une petite ville au fin fond du Japon ! Si encore je dessinais des zombies ou des invasions d’extraterrestres, je pourrais comprendre que ça suscite un intérêt, mais là... Ce matin avec M. Tatsuki, lorsque nous partions à la séance de dédicaces, on se disait justement que si on avait deux lecteurs qui venaient nous demander une signature, on serait heureux. En fin de compte, on a eu tout une file d'attente, donc pour nous, c’est vraiment incroyable.

Six autres mangakas sont en compétition avec vous cette année à Angoulême dont Miki Yamamoto (Sunny Sunny Ann) et Tori Miki et Mari Yamazaki (Pline). Vous les connaissez ?

S. I. : Je suis assez solitaire donc non, je n’ai pas beaucoup de relation avec d'autres dessinateurs, mais je connais leurs œuvres. Quand j’ai su qu’on était en compétition, lire ces livres l’aurait fait perdre ma confiance en moi donc j’ai fait en sorte de ne pas trop poser les yeux dessus. Moi, je vois plutôt cette compétition comme une espèce de loto. J’aurai de la chance si mon numéro tombe.

Quand je me compare aux autres auteurs, j’ai l’impression d’être en-dessous du lot graphiquement. En revanche, je pense que du point de vue de l’histoire, avec M. Tatsuki, on fait quelque chose de narrativement compliqué dans la mesure où il n’y a pas de vrais gros événements. Il n’y a pas de pistolet, il n’y a pas de mort, donc je crois que sur ce plan-là, on fait vraiment du bon travail et je suis confiant. Si je devais ne pas avoir de prix, ce serait vraiment sans regret parce que j’ai conscience que c’est compliqué et que graphiquement je ne suis pe pas à la hauteur.

La mangaka Rumiko Takahashi a été élue 46e Grand Prix de la Ville d’Angoulême. J’imagine que c’est une grande fierté pour le Japon. Que représente-t-elle pour vous ?

S. I. : Pour moi, elle fait partie du panthéon du manga au Japon. Je pense que si dans le jazz il y a des géants, Rumiko Takahashi est l’une des géantes du manga et c’est naturel qu’elle soit récompensée pour l’ensemble de son œuvre. Dans n’importe quels domaines, les géants sont des géants.

 

Un grand merci à Sébastien Ludmann pour avoir assuré la traduction lors de l'interview.

Tous les visuels de cette page sont crédités BLUE GIANT © 2013 Shinichi ISHIZUKA / SHOGAKUKAN