Les leçons de "Charlie"

QUESTION : Comme beaucoup de Français j’ai suivi attentivement les évènements de Charlie Hebdo. Les médias nous ont fait suivre minutes par minutes ces drames. C’était « exaltant » mais étais-ce bien nécessaire. Régulièrement j’ai eu le sentiment qu’il vous fallait tenir l’antenne coûte que coûte même quand vous n’aviez pas grand-chose à dire quitte à donner des informations ou montrer des images qui pouvaient mettre en danger la vie des otages ou gêner les forces de l’ordre. Je pense qu’il serait souhaitable que les médias tirent les conclusions de ces jours terribles et s’interrogent sur leur rôle. Même si cela doit faire mal !   @Jérôme J.

REPONSE : Cette réflexion est engagée depuis un mois. Elle était souhaitée par le public mais aussi par les rédactions conscientes d’avoir produit pendant 5 jours une couverture médiatique hors normes. En particulier 4 jours d’informations en continu, d’information « à haute vitesse », ce qui veut dire : difficultés de vérifier et recouper, impossibilité de décrypter et mettre en perspective, extrême difficulté de choisir les informations, les mots, les images. S’il y avait autant de difficultés à assurer les fondamentaux de l’information pourquoi avoir choisi de « coller » ainsi à l’évènement. C’est sans aucun doute la première réflexion à mener. Les reproches faits aux médias découlent tous de cette « course ».

Le terrorisme est un sujet d’actualité qu’il faut bien sûr traiter mais les journalistes doivent avoir trois préoccupations :

      -   respect de la personne et de sa dignité (et en particulier le respect de la souffrance)

      - ne jamais divulguer d’informations qui pourraient mettre en danger des personnes

       - ne pas servir de caisses de résonnance aux terroristes.

Le respect de la personne interdisait par exemple de diffuser l’image de la mort du policier assassiné en pleine rue. France 2 à coupé ce moment.

A propos du deuxième point, la révélation de la présence de personnes cachées à la vue des terroristes, même si elle a été accidentelle, pose le problème de la maîtrise des témoignages en direct. Les commentaires et les images laissant présager un assaut imminent peuvent également être dangereux pour les otages et les forces de l’ordre.

Plus largement, la diffusion prématurée de l’identité des terroristes, les contacts avec ceux-ci, la position des reporters d’images, les témoignages extérieurs, les achats d’images amateurs etc… appellent à une réflexion, suivie d’effets ( !), de tous les journalistes. Sachant que la chose n’est pas des plus faciles : la plupart du temps nous ne sommes pas dans le champ de la loi mais dans celui de la déontologie (les règles professionnelles) et de l’éthique (la morale professionnelle).

Enjambant ces nuances, le CSA à mené sa propre réflexion et décidé de 15 mises en garde et, plus graves, 21 mises en demeure. Ces décisions portent sur les faits suivants :

 

- La diffusion d’images issues de la vidéo montrant le policier abattu par les terroristes

Le Conseil a examiné la séquence de l’assassinat du policier Ahmed Merabet par les terroristes, diffusée par la chaîne France 24. Même si l’instant précis de la mort n’a pas été montré, cette séquence faisait entendre les détonations d’arme à feu ainsi que la voix de la victime et exposait son visage et sa situation de détresse. Elle a porté atteinte au respect de la dignité de la personne humaine. 
En conséquence, le Conseil a décidé de mettre en demeure la chaîne de respecter ce principe fondamental.

Par ailleurs, il a considéré que la diffusion, sur France 5, de la une d’un journal britannique, le Daily News, montrant l’image du policier à terre, dans une situation de détresse, non floutée, quelques secondes avant d’être abattu, méconnaissait également le respect de la dignité de la personne humaine.
Le Conseil a mis en garde France 5 contre la réitération de ce type de manquement. 

 

- La divulgation d’éléments permettant l’identification des frères Kouachi 

Le Conseil a considéré que la divulgation, par i>Télé et LCI, d’informations concernant l’identification de Saïd et Chérif Kouachi, avant la diffusion de l’appel à témoins par la Préfecture de police et ce, en dépit des demandes précises et insistantes du procureur de la République, pouvait leur permettre de comprendre qu’ils avaient été identifiés et qu’ils étaient activement recherchés, ce qui risquait de perturber l’action des autorités. 

En conséquence, il a décidé de mettre en demeure ces chaînes de respecter leurs obligations relatives à l’ordre public. 

- La divulgation de l’identité d’une personne mise en cause comme étant l’un des terroristes

Le Conseil a considéré qu’en désignant une personne comme étant l’un des terroristes recherchés par les autorités, même en entourant cette information de certaines précautions, les chaînes BFM TV, France 2, i>Télé, LCI et TF1, ont non seulement manqué de mesure dans le traitement de l’enquête, mais encore pris le risque d’alimenter les tensions dans la population à partir d’une allégation qui s’est révélée inexacte.

Il a mis en garde ces cinq chaînes de télévision contre le renouvellement de tels manquements. 

 

- La diffusion d’images ou d’informations concernant le déroulement des opérations en cours, alors que les terroristes étaient encore retranchés à Dammartin-en-Goële et à l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes

Le Conseil a considéré que la diffusion par les chaînes BFM TV, Canal +, Euronews, France 2, France 24, LCI et TF1, d’informations et d’images indiquant notamment le déploiement des forces de l’ordre, le positionnement exact de certaines d’entre elles ou encore la stratégie mise en place, aurait pu être préjudiciable au déroulement des opérations ainsi qu’à la sécurité des otages et des membres des forces de l’ordre, dans la mesure où les terroristes pouvaient y avoir accès.

Le Conseil a mis en garde les télévisions concernées au regard de la nécessaire conciliation entre la sauvegarde de l’ordre public et le respect de la liberté de communication.

 
- L’annonce que des affrontements contre les terroristes avaient lieu à Dammartin-en-Goële alors qu’Amedy Coulibaly était encore retranché à la Porte de Vincennes

Le Conseil a relevé que BFM TV, Euronews, France 2, France 24, i>Télé, LCI, TF1, Europe 1, France info, France inter, RFI, RMC et RTL, ont annoncé en direct que des affrontements avaient éclaté entre les forces de l’ordre et les terroristes à Dammartin-en-Goële. Il considère que la divulgation de cette information aurait pu avoir des conséquences dramatiques pour les otages de l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes, dans la mesure où Amedy Coulibaly avait déclaré lier leur sort à celui de ses complices de Dammartin-en-Goële.

En conséquence, le Conseil a décidé de mettre en demeure ces télévisions et radios de respecter l’impératif de sauvegarde de l’ordre public. 

 

- La diffusion d’informations concernant la présence de personnes cachées dans les lieux de retranchement des terroristes, alors que les assauts n’avaient pas encore été menés par les forces de l’ordre et qu’un risque pesait donc toujours sur leur vie

Le Conseil a relevé que France 2, TF1 et RMC ont signalé la présence d’une personne qui était parvenue à se cacher dans l’imprimerie où Saïd et Chérif Kouachi s’étaient retranchés. Il constate aussi que BFM TV et LCI ont émis l’hypothèse qu’une ou plusieurs personnes s’étaient réfugiées dans une chambre froide ou dans une réserve du magasin Hyper Cacher où Amedy Coulibaly retenait ses otages. 

Le Conseil a considéré que la diffusion de ces informations, à l’heure où les terroristes pouvaient encore agir, était susceptible de menacer gravement la sécurité des personnes retenues dans les lieux.

Il a décidé de mettre en demeure les médias audiovisuels concernés de ne plus renouveler de tels manquements à l’ordre public.

- La diffusion des images de l’assaut mené par les forces de l’ordre dans le magasin Hyper Cacher de la Porte de Vincennes 

Le Conseil a examiné la diffusion intégrale, par France 3 et Canal +, d’une vidéo montrant l’assaut mené contre l’Hyper Cacher, y compris les tirs mortels sur le terroriste alors qu’il affrontait les forces de l’ordre. Il a considéré que ces images insistantes, susceptibles de nourrir les tensions et les antagonismes, pouvaient contribuer à troubler l’ordre public.

Il a, en conséquence, mis en garde les chaînes contre le renouvellement d’un tel manquement.

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Si vous souhaitez échanger avec les journalistes et tirer « les leçons de Charlie », rendez-vous le 13 mars 2015 à 14h30 au Conseil Economique, Social et Environnement (CESE) pour un débat public " "Et maintenant on fait quoi?"

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