Une perturbation neigeuse est passée la nuit dernière en Ile-de-France, une autre a touché les régions du sud... C'est, à chaque fois, un même rituel: le salage des routes, principe de précaution oblige. Cette technique, pour faire fondre la neige, est arrivée assez tardivement en France. Jusqu'à la fin du XIXe siècle, on balayait (l'équivalent du verbe "déneiger" aujourd'hui) la neige et on sablait les chaussées... jusqu'à un certain hiver 1879-1880.
En ce mois de décembre 1879, un froid terrible s'abat sur toute la France. À Paris, les températures atteignent des niveaux polaires (jusqu'à -25°!) et on parle même dans les journaux de l'"avenue sibérienne des Champs Élysées".
Au Palais Bourbon, les débats sont aussi vifs que le froid à l'extérieur, notamment entre républicains et radicaux-socialistes, au moment même où l'empire Allemand et l'Autriche-Hongrie signent un accord d'assistance mutuelle. Certaines gazettes parisiennes fustigent sans complaisance les députés, alors que la situation alarmante à l'extérieure n'est quasiment pas évoquée au cours des débats.
Voici, par exemple, ce qu'écrit, dans ses colonnes, le journal "La Liberté" les 9 et 10 décembre 1879:
"Ah ! messieurs du Parlement, que vos querelles sont peu de chose quand se font entendre les cris de détresse de toute une population misérable atteinte par quelqu'un de ces fléaux que la nature déchaîne trop souvent sur l'humanité ! (...) Dans tout Paris et presque dans toute la France, en voyant la neige s'entasser de plus en plus dans les rues impraticables, et ce blanc et lugubre linceul couvrir les villes et les campagnes, il n'y a personne qui s'occupe de ce qui se passe au Palais-Bourbon ou au Luxembourg. Vous n'entendrez partout qu'un seul mot, qu'une seule exclamation sympathique: Que vont devenir les pauvres gens par cette rude saison ? Que fait-on, que peut-on faire pour les secourir."
Un autre journal, "La Presse", s'indigne de la lenteur du déneigement des rues de la capitale, et révèle à sa "une" les tergiversations du Conseil municipal de Paris:
"Le Conseil municipal (...) se serait opposé à l'emploi de la troupe pour le nettoyage de Paris. Il aurait prétendu que le travail militaire aurait nui au travail civil et qu'il fallait empêcher la concurrence."
"Si le Conseil municipal a de pareilles idées, s'il décrète ainsi le balayage laïque (sic !) et non obligatoire, nous sommes condamnés à la neige à perpétuité. Bientôt les amnistiés (ici les communards) regretteront Nouméa et l'île des Pins".
Et de conclure, par un peu de bons sens: "Dès que la neige commence à tomber, on la balaye et on l'enlève. Quand elle tombe avec une violence inaccoutumée, on requiert la troupe, et la troupe se prête de grand coeur à un travail qui est rémunéré et qui lui vaut les sympathies de la population civile".
Le Conseil municipale redoutait peut-être une facture salée ?
Paris frigorifié, mais Paris bientôt libéré... de la neige ?
La gestion des deniers publics par les politiques est parfois étrange, pour ne pas dire absurde. La presse ne manque pas de s'en faire l'écho. Exemple: Mr Jules Grévy, président de la République, apprenant que les habitants de Murcie (Espagne) subissent des inondations, décide de leur envoyer... 1 000 francs ! Les parisiens, eux, attendront.
Le froid a aussi perturbé la vie publique, pendant plusieurs semaines. Ainsi, le musée du Louvre a-t-il fermé ses portes durant quinze jours à cause... de la neige. On justifie à l'époque cette fermeture prolongée en expliquant que tout le personnel des gardiens du Musée était employé à balayer la neige qui encombrait les cours... Admettons. Mais la vraie raison viendrait plutôt des calorifères (chauffages de l'époque), qui ne fonctionnaient pas correctement. Et "Le Figaro" d'ironiser: "Comment trouvez-vous cette administration qui attend le froid et la neige pour constater que les calorifères du Musée sont en mauvais état?"
Bref, tout le monde en prend pour son (centi)grade !
Les parisiens ne peuvent compter alors que sur l'entraide et la charité. Le 11 décembre, environ 40 000 véhicules et 10 à 11 000 chevaux sont employés pour dégager la neige des grands axes. Des "décharges publiques" sont même réquisitionnées pour recevoir toute la neige.
Mais le travail de déneigement est extrêmement lent. Paris fait appel à tous les travailleurs possibles pour enlever cette "lèpre de la nature", comme aurait dit Renoir: aux entrepreneurs, aux charretiers, aux maraîchers, etc. Le service de la voie publique à Paris comprend alors deux divisions. Chacune s'occupe de 10 arrondissements. La première division est composée de 9 250 ouvriers, de 1 576 tombereaux (charrette qui était destinée au transport de marchandises), et de 2 600 chevaux.
Pour enlever la neige, tous les moyens sont bons: à la pèle, à la pioche, à la herse ! On essaye également de la faire fondre avec des locomobiles. On fait même marcher des cylindres compresseurs avec lesquels on broyait les cailloux pour le macadam. Mais l'effet désiré est inverse: cela ne rend la chaussée que plus glissante...
La circulation devient impossible, comme l'illustre ces deux dessins:
Fin décembre, la situation est donc quasi désespérée et la capitale est paralysée.
Ainsi salent-ils.
Le 24 décembre 1879, le journaliste du Figaro Georges Grison informe ses lecteurs de l'utilisation, pour la première fois, du sel:
"Enfin le sel (...) a été expérimenté avant-hier, par M. Humblot, dans l'avenue de Clichy. Il a donné d'assez bons résultats. C'est grâce à son emploi que les tramways de la Villette au Trône marchent en ce moment."
Du sel oui... mais à condition d'avoir de l'oseille. Car, en en réquisitionnant jusqu'à 20 000 kilos pour les seuls rails des tramways, on débourse 4 400 francs.
L'administration de la voirie, un peu débordée, demande alors au ministre des finances le dégrèvement du sel employé à la fonte de la neige. Refusé ! Mais finalement accepté peu de temps après.
Si les chaussées empierrées et certaines allées conservent l'ancien système de balayage ou de sablage, les autres axes sont, eux, salés ainsi que les voies de tramway. On demande également aux commerçants et aux riverains de balayer la neige devant leur porte pour faciliter le travail. De là viendrait peut-être l'expression "balayer devant sa porte" ? J'y mettrais ma main au brasero !
Après ce terrible hiver 1879, Paris décide de commander avant chaque saison hivernale, 4 000 tonnes de sel en provision et réparties dans une dizaine de dépôts municipaux. Le chasse-neige fait même son apparition quelques années plus tard, en 1881.