Comment easyJet a changé le voyage, le voyageur et l'Europe

Oh les beaux jours ! De quoi redonner l'envie d'acheter en un clic et pour quelques dizaines d'euros l'accès à des capitales ensoleillées. Combien de bougies au compteur pour easyjet, la plus connue des compagnies aériennes à bas coût ? Même pas vingt ans puisqu'elle est née en 1995, rappelle easyJet,  petit livre de 90 pages à la couverture du même orange vif que le code couleur de la compagnie aérienne.

L'auteur, Alexandre Friederich, un Suisse de 48 ans, fils de diplomate qui a vécu vingt ans à l'étranger en Espagne, Finlande, Mexique et Vietnam, a eu une idée géniale. Le 21 avril 2012, il "embarque pour Athènes", avec "en poche quatorze billets de la compagnie easyJet".  Et il passe trois semaines à sillonner l'Europe, sans quasiment quitter avion ou aéroport.

L'objet de ce voyage sans tourisme ? Non de critiquer un modèle omniprésent, qui a fait école. Mais de prendre la compagnie low cost comme emblème de la modernité et s'interroger sur la façon dont :

easyJet formate les voyageurs

Il y a vingt ans - une génération- la révolution d'easyJet consista à "soustraire des services de l'offre principale -le vol-" pour en rendre le prix plus avantageux. Adieu, les différences de classes (le low cost a ses côtés égalitaires). Finis aussi, journaux ou repas gratuits, désormais vendus séparément.

Mais pour réaliser des économies supplémentaires, faute de pouvoir jouer sur le prix du kérosène, il a fallu domestiquer le client. Lui apprendre à "répondre aux robots, respecter leurs instructions, éviter le rapport humain, être ponctuel, renoncer à ses affaires personnelles, se plier aux exigences, éviter les questions".

Remontons à la préhistoire : "un premier billet est vendu en ligne, sans aucun rapport téléphonique en 1998. Un temps, téléphonie et Internet coexistent, puis la flotte est repeinte, l'adresse virtuelle remplace le numéro. Aujourd'hui obtenir le téléphone de la compagnie relève du défi" (en cherchant un peu, on a trouvé deux numéros: l'un pour  la Grande-Bretagne, l'autre pour le "reste du monde".)

Car l'informatique, au tournant des années 2000, a largement "inversé la relation entre le produit et le consommateur : désormais le consommateur est adaptable au produit".

Quant aux non-conformes, aux râleurs, à ceux qui n'ont pas réussi à imprimer le billet, à rejoindre à temps un hangar improbable ou à faire rentrer les roulettes de la valise dans le gabarit,  il leur reste un exutoire : le forum, où décharger colère et menaces de n'y plus revenir. Faut-il les prendre au sérieux ? EasyJet, compagnie aérienne la plus rentable d'Europe, selon Aero Economia, a "vu son trafic passagers croître de 3.6% en 2013".

easyJet rétrécit l'Europe

Au cours de ses quatorze voyages, notre auteur-passager a donné des visages aux flux migratoires européens générés par la crise. Dans un appareil décollant de Thessalonique pour Dortmund, une jeune Grecque en pleurs lui raconte son "exil économique. Aller simple". Elle quittait un travail de serveuse payé 20 euros par jour pour l'espoir d'une vie meilleure en Allemagne.

Vue de Thessalonique, en Grèce (MONTICO LIONEL / HEMIS.FR / AFP PHOTO)

Vue de Thessalonique, en Grèce (MONTICO LIONEL / HEMIS.FR / AFP PHOTO)

En sens inverse (trafic Ouest-Est ou Nord-Sud), il a discuté avec des Anglais ou des Allemands qui "ouvrent des hôtels en Grèce, prennent leur retraite en Espagne", ou s'achètent des résidences secondaires en Roumanie ou en Slovénie.

Au hasard de ses parcours, il s'interroge sur le boom des boîtes de nuit à Tallin (Estonie), destination désormais desservie par la compagnie. Est-ce l'arrivée d'easyJet qui a fait fleurir les lieux nocturnes ou la compagnie qui a décidé de s'y installer, voyant la multiplication des dancings? Et d'imaginer des slogans publicitaires cyniques "prenant pour cible la misère", qui ne dépareraient pas chez Michel Houellebecq ( "Cet été, prostituez-vous à Alicante. A partir de 39,90 euros").

easyJet change les aéroports

easyJet a-t-il changé les villes ? Surtout les aéroports, dont deux modèles coexistent. L'un - type Heathrow à Londres-  se transforme toujours davantage en caverne d'Ali Baba, espace fléché et privatisé proposant d'innombrables distractions (cher payées) au voyageur-consommateur. Une quasi-destination touristique en soi. L'autre, celui des compagnies très bon marché, parque souvent le client dans un hangar ou une halle sinistre. A l'écart de toute tentation, fût-ce celle d'un café.

Ce qui a conduit Alexandre Friederich a écrire sur easyjet ? Une réflexion sur le passage d'un "régime de voyage à un régime de transport", où le sujet est devenu objet. Cet ermite urbain  a fui Genève qu'il juge surpeuplée pour Fribourg où il vit de son métier de colleur d'affiche, plus que de sa plume. Mais, de bouche à oreille, de boutique d'aéroport en librairie urbaine, son petit ouvrage doux-amer fait son bonhomme de chemin et atteint déjà un tirage de 5500 exemplaires. A embarquer avec soi le temps d'un ... Paris-Naples ? Berlin-Mykonos?

-> easyJet. Espace, temps, argent, d'Alexandre Friederich (Allia, 6,20 euros)

Publié par Anne Brigaudeau / Catégories : Actu / Étiquettes : mobilité