Suicides voyageurs, automatisation, salaire: les confidences d'un conducteur du RER A

Rendez-vous était pris le 1er mars à  9h 30 à Nanterre avec Cédric Gentil, 33 ans, conducteur du RER A qui vient de publier ...Mesdames et messieurs, VOTRE ATTENTION S'IL VOUS PLAIT...Aux commandes du RER A.

En polo rayé et jean, il est arrivé tout sourire et m'a m'embarquée dans la cabine du conducteur pour un aller-retour Nanterre-Torcy sur cette ligne du RER A, la plus chargée d'Europe, avec plus d'un million de voyageurs quotidiens en semaine.

Début d'une discussion à bâtons rompus avec ce père de famille de trois enfants, qui tient depuis un an un blog à succès, Mesdames et messieurs votre attention s'il vous plaît. Récit d'un métier qu'il aime, malgré ses aléas, et qui vire pour l'instant, avec la sortie de son livre, au "conte de fées" :

 "Je me suis retrouvé un 31 décembre à minuit conduisant un train vide"

"Sur le RER A, le premier service commence à 4 h 30 du matin, le dernier à 18 h 30. Je préfère l'après-midi ou la nuit parce que je suis un couche-tard. Quand je dois commencer à 5 heures à Nanterre, c'est réveil à 3 heures !

On travaille cinq week-end sur sept. J'ai signé en connaissance de cause, mais ça plus les horaires décalés, ça n'a rien d'évident. On travaille aussi les jours fériés. Il y a deux ans, je me suis retrouvé un 31 décembre à minuit en train de conduire ...un train vide ! En plus, on doit avoir zéro degré d'alcool dans le sang. Pas question de boire juste avant !

L'avantage, c'est qu'avec mes horaires décalés, j'ai du temps de libre. Je vois grandir mes enfants. Je suis devenu conducteur un peu par hasard, quand mon père m'a signalé qu'on embauchait à la RATP, où il travaillait. J'y suis entré à 21 ans. Au bout de dix ans, j'ai retrouvé l'enthousiasme en quittant le métro pour le RER, en mars 2011."

chatelet

 Suicides de voyageurs :  "J'ai vu des collègues tout pâles, ne tenant plus debout"

"Quand je conduisais encore le métro, j'ai vu, de loin, une femme sauter sur la voie en arrivant à la station Père-Lachaise. Heureusement, le profil de la voie montait et quand j'ai freiné, ça a mieux réagi qu'à plat. Le freinage a été accentué. Le drame a été évité, mais je me remémore exactement comment ça s'est passé. J'y pense souvent, à cette scène.

Comment réagissent les autres conducteurs ? Il y a des gens qui s'effondrent après avoir fait tous les gestes techniques nécessaires. J'ai vu des collègues tout pâles, qui n'arrivaient plus à tenir debout. D'autres au sang-froid exemplaire, allant jusqu'à aider à évacuer les rames.

Ca arrive fréquemment sur la ligne A, d'une à plusieurs fois par mois. En septembre dernier, il y a eu trois suicides de suite (*). Il y a des périodes qui s'y prêtent plus que d'autres, comme le mois de septembre qui coïncide avec la reprise du travail, les impôts, la rentrée scolaire, l'automne qui pointe le bout de son nez. Il y a aussi la période de fin d'année, les fêtes. On peut imaginer aussi que c'est une des conséquences de la crise."

Trajet : "j'aime beaucoup la station Châtelet-Les Halles, populaire et vivante"

"Contrairement à beaucoup de gens, j'aime bien la station Châtelet-les Halles, parce que c'est une gare est très populaire, très vivante, où il y a souvent des musiciens avec des djembés, des rappeurs. C'est ma façon de répondre à l'écrivain Richard Millet qui citait, paraît-il, cette gare comme n'appartenant pas à la France (dans son Eloge littéraire d'Anders Breivik, paru en août 2012).

leshalles

Mais ce que je préfère, c'est le passage à la lumière à Vincennes.  La première raison qui m'a fait demander une mutation de la RATP au RER, c'est la lumière des jours. Voir les saisons changer au fil du temps."

Le "pincement au coeur" du conducteur sur une ligne automatisée

"L'autre jour, j'ai pris la ligne 1 du métro, qui a été automatisée et ça m'a fait un pincement au coeur, en me retrouvant à l'avant. D'un point de vue social, c'est triste dans un pays avec autant de chômeurs de supprimer des emplois. Ca supprime aussi la communication avec les voyageurs. Et ce n'est qu'un début. A très long terme, même si ça coûte encore très cher d'automatiser une ligne, conducteur de métro, c'est un métier en voie de disparition."

La ligne 14 du métro parisien, entièrement automatisée

La ligne 14 du métro parisien, entièrement automatisée

Le salaire: "2200 euros nets. je n'ai pas l'impression de ne pas le mériter"

"Je gagne 2200 euros nets avec douze ans d'ancienneté. C'est un salaire qui comporte beaucoup de primes, mais que je n'ai pas volé. Sur Rue 89, j'en avais parlé, il y avait eu des centaines de commentaires. 90% des gens étaient scandalisés.

Parmi les arguments, certains trouvaient injuste que ma femme ne gagne comme institutrice que 1500 euros par mois à trois quarts de temps avec un niveau master et moi davantage avec un niveau bac, mais je n'ai pas l'impression de ne pas mériter mon salaire. Vous savez ce que propose la direction comme augmentation, cette année ? 0,4% !"

Au début était le blog, et Twitter ...

"J'ai commencé à ouvrir un compte twitter, sous le nom de @gentilchanoir. Et un soir à 23 heures, en janvier 2012, j'ai ouvert un blog, qui a été relayé sur Twitter. Trois semaines après, la responsable de la plateforme de Libération, Sophie Gindensperger, m'a proposé de venir chez eux. En un an, le blog a fait 500.000 pages vues.

Plon m'a contacté en avril dernier pour faire le livre, mais je ne l'ai annoncé que très tard à la plupart de mes proches. Mes enfants sont super-fiers, ils m'ont vu en vidéo sur Internet aux émissions de radio !

Les retours des collègues ? Plutôt positifs. Officiellement, je n'ai aucun retour de la direction, même si elle trouve généralement positives les initiatives personnelles tendant à mieux communiquer avec les usagers. Ca me va plutôt bien, j'écris ce que j'ai envie."

-> ...Mesdames et messieurs, VOTRE ATTENTION S'IL VOUS PLAIT ... Aux commandes du RER A, de Cédric Gentil (Plon, 15,90 euros).

* L'écrivain et journaliste Eric Fottorino vient de publier un texte d'une soixantaine de pages, Suite à un accident grave de voyageur, qui est à la fois une enquête et une réflexion sur ces trois suicides (Gallimard, 8,20 euros)