Rentrée littéraire 2025 : à 58 ans, ponctuelle comme un métronome, Amélie Nothomb publie son 44e roman, La Fureur du cerisier. Rien n'a-t-il changé depuis douze ans ? Depuis, précisément, la rentrée 2013, qui reste pour les éditeurs l'"annus horribilis"?
Dès le mois d'août 2013, les critiques littéraires avaient pressenti le désastre à venir. Ils balayaient d'un regard désolé les 555 romans de l'automne et vantaient surtout les fictions étrangères. Enfer ou ciel qu'importe, ils auraient tant aimé trouver du nouveau du côté du roman français. Comment s'extasier sur cette "littérature tâtonnante, cherchant à comprendre sa mission" ? selon l'expression du Monde.
Il faut "réinventer le roman français", prophétisait le même journal dans son supplément Le Monde des Livres (supprimé depuis, ainsi que l'édition papier). Une décennie plus tard, le PLF (paysage littéraire français) est totalement bouleversé.
Il n'y a plus de rentrée littéraire
En 2025, la grande nouveauté, c'est la suppression de la "rentrée littéraire", remplacée par quelques pics de communication. Les livres sont produits et distribués en continu, largement sous forme électronique.
Quand l'éditeur a annoncé à Amélie Nothomb, avec infiniment de précaution, que La Fureur du Cerisier serait publiée fin juin, avant les vacances, et non fin août, elle est restée alitée quinze jours. Elle tenait à son rituel bien rôdé, les interviews, les couloirs des radios et des télés début septembre, les dédicaces aux premières feuilles mortes, et la paix ensuite. De désespoir, dix-huit ans après Le Voyage d'hiver, elle a repris des champignons hallucinogènes pour retrouver un semblant de gaieté.
Le livre chargé avec le billet de train (ou d'avion)
Pourquoi les éditeurs ont-ils finalement rompu avec le rituel de la rentrée littéraire de septembre, qui leur pesait depuis des années ?
Parce qu'en 2015, la SNCF a lancé sa grande opération "un trajet un livre". Lors de l'achat électronique du billet, elle a suggéré systématiquement en option un roman au temps de lecture égal à celui du trajet. Le directeur de l'entreprise ferroviaire avait constaté qu'un Amélie Nothomb convenait parfaitement à un Paris-Bayeux (2 heures 15 minutes).
La compagnie de chemins de fer a peaufiné l'idée (inspirée de l'initiative, en 2013, d'une compagnie de vol australienne qui proposait à ses clients des fictions adaptées au temps de vol). Pour un coût minime, elle offre l'accès à un roman, le temps du trajet, en streaming, ce qui a dopé la production littéraire.
Acheter le fichier électronique coûte plus cher, mais reste bon marché par rapport à la version papier du livre, qu'il faut chercher au point d'impression à la demande. Le client peut choisir, ça va de soi, la qualité du papier (autant éviter le bas de gamme, qui se froisse sur les plages venteuses) et la couverture du livre.
La production de livres papier a chu
Même si ceux qui ont grandi au XXe siècle s'y accrochent, la production de livres papier décroît, vertigineusement. Plaidant pour sa chapelle, le patron d'Amazon Jeff Bezos le prédisait en 2011 : "dans cinq ans, la grosse majorité des livres vendus sur la planète seront numériques". L'an d'après, au premier trimestre 2012 aux Etats-Unis, les ventes de livres numériques dépassaient en valeur celles des livres papier, rapportait alors Rue 89.
Il a fallu plus de temps dans l'hexagone, mais la mention "lire des livres imprimés tue des arbres" (obligatoire sur les nouveaux livres papier) a accéléré le passage au numérique. Le marché du livre d'occasion, lui, a trouvé une nouvelle jeunesse.
Des librairies conceptuelles
Déjà mal-portants en 2013, la plupart des grands magasins culturels -Virgin, la Fnac- ont sombré sous les coups de boutoirs des géants du Net. Amazon, Apple, Google ou Twitter se livrent une guerre féroce sur le marché des mots.
Quelques librairies survivent à coups de "concepts" plus ou moins efficaces. Les unes affichent six mois à l'avance le planning de rencontre avec les auteurs, tenus de fourmiller d'anecdotes vraies ou fausses sur l'élaboration de leurs oeuvres. Les plus drôles font le pitre pour de courtes séquences vidéo avec les lecteurs ravis d'en truffer leurs comptes Facebook.
Il y a aussi les librairies-pâtisseries, les librairies-théâtre, les librairies- jeux de rôle, les librairies-lecture dans le noir (limite du concept : les lecteurs s'endorment souvent). La modeste librairie de quartier, elle, a disparu sans bruit.
Le triomphe des réseaux sociaux
Dès 2013, les critiques littéraires étaient surtout lus par leurs collègues (mais le secret était bien gardé). Les éditeurs ont fini par comprendre. Ils ont soudoyé d'influentes personnalités pour qu'elles mentionnent négligemment, sur Twitter, ou ailleurs, leurs lectures. Loin des cinq millions de "followers" qu'il compte en 2025, le romancier Bret Easton Ellis le faisait déjà, apparemment gratuitement, pour ses 400.000 abonnés en 2013.
Reading: "NW" by Zadie Smith..."My Lunches With Orson" by Peter Biskind... "The Goldfinch" by Donna Tartt...
— Bret Easton Ellis (@BretEastonEllis) July 19, 2013
En 2025, le classement en continu des meilleures ventes sur Amazon oriente les hésitants, et les commentaires (truqués ou non) des internautes emportent la décision. Les romanciers ont tous emboîté le pas à la romancière à succès Tatiana de Rosnay, qui créait dès le début des annnées 2010 un compte twitter à l'un de ses personnages, le bel écrivain Nicolas Kolt.Si bien que les réseaux sociaux sont envahis d'êtres fictifs, trop parfaits pour être vrais.
Les best-sellers ? Des produits-dérivés des séries
La clé du succès, c'est la série avec héros récurrent. En 2025, les bataillons de scénaristes travaillent indifférement pour des films ou des livres. Avec l'éternel dilemme. L'oeuf ou la poule ? D'abord publier le livre ou d'abord sortir la série ?
Les livres sont de moins en moins traduits de l'anglais : les Français ont rattrapé leur retard dans cette langue grâce aux séries anglo-saxonnes dont ils sont friands. Le marché compte aussi de nouveaux entrants, turcs ou coréens (leurs feuilletons font un malheur, à l'écrit comme à l'écran).
Le succès de ces multi-volumes a donné une idée à Yann Moix, 57 ans. Après avoir publié en 2013 Naissance, imposant roman de 1200 pages, il a voulu doubler la mise en 2025 avec un roman de 2025 pages. Admiratif, son éditeur a salué l'ambition tout en lui conseillant l'auto-édition, seule à la mesure de son oeuvre (il n'a pas signalé qu'il n'avait plus les moyens de payer des correcteurs pour un texte aussi long).
A l'initiative du Washington Post racheté à titre personnel par le PDG d'Amazon, Jeff Bezos, en 2013, les journalistes ont été priés de penser chaque article comme partie d'un feuilleton ou d'une série (commercialisés ensuite sur le Kindle). L'habitude s'en est prise partout dans le monde. En France, le journal Médiapart avait déjà donné l'impulsion avec ses recueils thématiques (sur la présidence Sarkozy, L'affaire Bettencourt ou L'Affaire Cahuzac).
Fin 2013 encore, un très jeune Français féru de poésie publiait une appli "Apollinaire, de A comme (Chanson du Mal-) Aimé à Z comme (Réponse des Cosaques) Zaporogues (au sultan de Constantinople). Elle fut téléchargée des milliers de fois, alors que les oeuvres du poète venaient juste de tomber dans le domaine public. Réflexion faite, l'année 2013 avait été celle de tous les tournants. Mais personne ne s'en était aperçu.
(Extrait de La chanson du Mal-Aimé, de Guillaume Apollinaire, chanté et dirigé par Léo Ferré)
[Qu'Amélie Nothomb, qui publie cette semaine La Nostalgie heureuse, veuille bien me pardonner de l'avoir embarquée dans ce scénario. Il s'agit évidemment d'une fiction, inspirée du séminaire gouvernemental sur 2025.]
Anne Brigaudeau