Je ne le savais pas mais le "ou pas' est directement inspiré de Bartleby, une nouvelle de Melville, l'auteur de Moby Dick. Cela se passe dans les années 1850 ; Bartleby est un scribe embauché par un riche entrepreneur de Wall Street pour copier des textes juridiques (law copist). Les trois premiers jours, il exécute les taches qu'on lui assigne sans broncher, voire avec zèle. Mais au bout de trois jours, quand son employeur lui demande d'examiner divers documents, Bartleby répond : "I would prefer not to." Difficile de traduire cette phrase sans l'altérer. “Je préférerais ne pas le faire” ? Trop littéral. L'esprit de la locution est plutôt : "Ça ne me tente pas trop. Désolé." Cet idiome n'est donc pas un refus, mais une esquive.
Comme le "ou pas".
Je n'avais pas imaginé que notre "ou pas", désormais ancré dans notre langue, pouvait provenir de cette nouvelle. Je vous raconte cela par honnêteté intellectuelle mais aussi pour remercier ce journaliste de m'avoir ouvert les yeux sur la richesse de cette expression, que j'avais trop légèrement brocardée dans un billet précédent.
Michel Monpontet a d'ailleurs illustré cette richesse dans sa chronique Mon œil, à 13h15 sur France 2 où il commentait un sujet à sa manière et concluait systématiquement par "ou pas !", qui résonnait différemment à chaque fois. La formule laissait tantôt songeur, tantôt rêveur, faisait parfois sourire. A chaque fois, elle laissait les choses en suspens. Déstabilisant. Intrigant.
Les commentaires d'un ancien article qui annonce la fin de la chronique montrent que la plupart des gens étaient tristes de voir cette émission s'arrêter.
Quelques uns en ont au contraire profiter pour manifester leur agacement face au travers bienpensant du journaliste. Aucun n'était indifférent. Normal, on a affaire à un "ou pas !" affirmé qui comporte un point d'exclamation, qui prend position.
Historiquement, le premier "ou pas" français comporte un point d'interrogation. "On le fait ou pas. …" Celui-là a été créé par Jean-François Bizot (le fondateur du magazine actuel et Radio Nova). C'est un "ou pas" sceptique. J'énonce un argument, j'imagine une histoire, je décris avec force un événement incroyable comme si j'y croyais, qui est vraiment arrivé. "… Ou pas ? "
Ce "ou pas n'est pas affirmatif mais sceptique. Comme Bartleby et son "I would prefer not to", Bizot a introduit la résistance passive. Ce "ou pas" permet de développer une grande théorie fumeuse avec sérieux, d'affirmer quelque chose d'énorme avec bagout, pour tout faire valser en deux mots, précédés de deux points de suspension et suivi d'un point d'interrogation : "… Ou pas ?" C'est l'expression suprême de l'auto contradiction.
Le potentiel de résistance de la formule est redoutable. Il permet d'esquiver les ordres déguisés des managers participatifs en entreprise. Ceux-ci avancent leur demande avec habilité, sans jamais imposer (d'ailleurs, aujourd'hui, il devient difficile de donner un ordre sans prouver sa légitimité). Dans cet exercice les plus habiles sont les managers qui ont les bonnes formules pour déléguer sans ordonner : "Tu fais comme tu le sens. Mais ça serait bien que tu le fasses", "Quand comptes-tu nous rendre quelque chose ?" (le vague fait pro et moins pressant), ou bien "Je te donne carte blanche, tu as ma confiance".
Ce nouveau type de management (participatif) et cette nouvelle façon de donner des ordres se répandent dans toutes les entreprises. L'objectif est de faire en sorte que les employés arrivent par eux-mêmes à prendre la décision que vous vouliez qu'ils prennent. Ils intériorisent la contrainte. Ils sont "autonomes". La formule "Tu fais comme tu le sens, mais ça serait bien que tu le fasses" sous-entend qu'on est à la cool, mais en fait, il faut mieux obtempérer. Même si rien d'autoritaire dans ma démarche ne peut transparaitre dans ma formule, il s'agit bien d'une consigne. Sans flagrant délit d'ordre
Face à un manager participatif qui demande gentiment, on ne peut refuser catégoriquement. Cela signifierait que vous avez maladroitement "exporter votre stress" et vous obligerait à revoir cette compétence comportementale fondamentale. Le DRH ne manquerait d'ailleurs pas de vous indiquer cet axe d'amélioration lors de votre prochain entretien de performance en soulignant l'item : capacité à "interagir avec les autres". Quel manque de savoir-être !
Non. Pour esquiver un ordre d'un manager participatif, la seule voie possible est l'esquive polie : "OK. Je le ferai." Et dites juste en partant : "… Ou pas ?"
Il faut la réitérer. A force d'être répétée, le malaise s'installera. Le N+1 n'aura plus de prise devant votre manque d'ambition. Il commencera à hésiter et à douter lui-même car cette formule est obsessionnelle. Comme le gimmick de Bartleby, elle contamine ra son entourage. D'ailleurs, aujourd'hui on se met déjà tous à dire "ou pas". Les conversations en deviennent absurdes. Les relations de travail sont perturbées. Le voile du "wording" se déchire (le wording désigne le jargon d'entreprise). Le belle mécanique qui repose sur le "Up or out" (cherche à progresser ou dégage) des consultants de la Défense se grippe. Toute l'organisation du travail, qui repose sur la servitude volontaire et l'intériorisation de la norme, est remise en cause par cette résistance passive. Grâce au "Ou pas", nous pouvons tout devenir des Gandhi d'open space.
Alors, "on le fait ?"
"I would prefer not to." aurait répondu Bartleby, "…Ou pas ?" aurait répondu Jean-François Bizot. Inertie imparable. Essayez face à votre n+1 la prochaine fois. Ça marche ! … Ou pas !