Peut-on promouvoir "très discrètement" l'égalité femmes/hommes ?

imgresL'hommage au roi Abdallah décédé la semaine passée, rares sont celles et ceux qui l'attendaient là. Là où la Présidente du FMI a choisi de le placer : sur le terrain des droits des femmes!

Immédiatement après la sortie de la Présidente du FMI ("C'était un grand dirigeant, qui a mis en oeuvre de grandes réformes dans son pays, et de façon très discrète (in a very discrete way), il était un ardent défenseur des femmes (a strong advocate of women). C'était très progressif et approprié au pays, mais j'en ai souvent parlé avec lui, il y croyait fermement"), le social web a éclaté de rire... Jaune!

Et rappelé qu'au-delà du fait que le pays se classe au 130è rang (sur 142) du Global Gender Index produit par le Forum Economique Mondial, les Saoudiennes n'ont pas le droit de conduire et ne peuvent ni étudier, ni travailler, ni voyager, ni bien entendu disposer de leurs propres ressources financières sans être chaperonnées par un homme de leur famille.

Toutefois, s'il faut supposer que Christine Lagarde n'a pas été prise d'une bouffée délirante ni d'un brutal accès de cécité au moment de sa vibrante allocution, imaginons que par "réformes progressives et appropriées au pays", elle entendait sans doute la ratification en 2000 de la Convention des Nations Unies (de 1979) sur l’élimination des discriminations envers les femmes (sous réserve de non-application des dispositions susceptibles d'entrer en contradiction avec la loi islamique) et la concession du droit de vote aux femmes en 2011 (ce qui est quasi-symbolique dans une monarchie de type absolu contrôlée depuis sa fondation en 1932 par la même famille). On notera aussi que la proportion de femmes diplômées du supérieur a largement crû sous le règne d'Abdallah et que leur participation à la vie économique s'est également améliorée (ces deux indicateurs valant à l'Arabie Saoudite sa remontée dans le Global Gender Index qui le classait encore en dernière position du classement en 2009).

Somayya Jabarti

Somayya Jabarti

 

 

 

 

 

 

Si on entre dans le détail, cette meilleure intégration économique aura cependant essentiellement été celle des femmes de bon niveau social, cheffes d'entreprises (elles ont été autorisées en 2004 à ouvrir des entreprises à leur nom), avocates (leur fut accordé le droit de plaider devant les tribunaux en 2012), banquières (Sarah al-Souhaïmi est la première à avoir pris la tête d'une institution financière en 2014), directrices de journaux (Somayya Jabarti a pris la tête en février dernier de Saudi Gazette) ou femmes d'affaires (des business centers dédiés aux femmes et "interdits aux hommes" - en réalité interdits à la mixité - ont commencé à voir le jour dans les années 2010). En d'autres termes, le roi Abdallah, à défaut d'avoir été le grand réformateur convaincu que son amie Christine Lagarde veut présenter, aura compris deux fondamentaux des droits des femmes à-pas-cher-mais-qui rapportent : 1/ afficher en jouant sur les symboles et en misant sur des femmes à forte visibilité pour donner le change sur la scène internationale et doper son ranking et 2/ concentrer l'effort de promotion des femmes sur celles qui représentent une plus-value économique immédiate, les nanties et les éduquées dont chacun-e s'accorde à dire qu'il serait dommage de se priver des talents et compétences. 

Aussi, au-delà de l'ironie manifeste que contient malgré elle la sortie de Lagarde sur les progrès des droits des femmes en Arabie saoudite, ce qui choque, c'est bien cette promotion d'une égalité "discrète". Pas trop voyante, pas trop dangereuse, pas trop bousculante, pas trop vaste, pas trop rapide. Si étroitement contenue qu'elle permet de satisfaire à des symboles vidés de leur sens par leur exploitation (géo)politicienne sans rien remettre en question des fondamentaux d'une société discriminante. Ce qui permet l'hommage diplomatique à un monarque demeuré somme toute plus que timide (c'est au-delà de "discret") sur la question des droits humains en général et de ceux des femmes en leur sein, a ainsi le mérite de tendre un miroir flatteur à toutes et tous celles et ceux qui, partout ailleurs, aspirent aussi à des réformes "discrètes" pour faire progresser l'égalité, à des droits des femmes symboliques plus qu'effectifs et à une promotion "pas trop" visible ni rapide ni dérangeante pour les esprits et pour l'organisation sociale.

Car promouvoir "très discrètement" l'égalité femmes/hommes, cela convient bien aussi à des discours sur la parité en politique ou sur les quotas dans les conseils d'administration qui renvoient la question du partage des responsabilités à la tâche prétendument difficile de "trouver des femmes compétentes" et au douloureux esprit de sacrifice dont devront faire preuve des hommes qui ne le sont pas moins pour leur faire "de la place", mais ne mettent pas en cause des critères de légitimité hérités de millénaires de tradition phallocrate. Cela réussit aussi à des discours faussement attristés sur l'insuffisante mixité des filières professionnelles qu'il ne faudrait toutefois pas rapporter à un système d'éducation genré et à des mentalités essentialistes qui croient dur comme fer que femme et homme ont des rôles et fonctions bien définis par la natuuuuuuure et qu'altérité et complémentarité sont synonymes. Cela va encore bien au teint de toutes et tous celles et ceux qui placent systématiquement l'adverbe d'excès "trop" devant le mot "féministe", comme si c'était toujours "trop" demander, vouloir aller "trop" vite" et "trop loin" que d'exiger de l'intention d'égalité, inscrite à nos frontons et dans nos Déclarations, qu'elle prenne corps et réalité.

Non, la promotion de l'égalité de femmes/hommes ne peut pas être "discrète", elle ne peut pas se faire "à la marge" des grands enjeux économiques, politiques et sociaux et elle n'est pas sans effets sur tous les champs de la réalité ni sans renoncements à des acquis hérités des régimes inégalitaires : l'égalité femmes/hommes dérange l'ordre culturel en place, elle interroge chacun-e sur ce qu'il/elle est socialement, elle met en danger des positions établies (pour les hommes comme pour les femmes), elle défie la relation politique aux traditions, aux religions, aux cultures et aux mentalités. Elle en appelle au courage et à l'intégrité, à l'engagement et à l'audace qu'il faut pour provoquer réellement le changement. Même si c'est dérangeant, et tant mieux si c'est dérangeant.