Tic tac, tic tac, tic tac... Elle tourne, elle tourne, la fameuse "horloge biologique". Celle qui prend les femmes en étau entre le temps où c'est trop tôt pour faire des enfants (parce qu'il faut finir ses études, trouver un job et faire sa place dans le monde professionnel, de stages en contrats plus ou moins précaires) et celui où ce sera trop tard (parce que la fertilité, ma bonne dame, que vous le vouliez ou non, ça dégringole en chute libre après 30 ans, sans parler des grossesses à risque, après 40). Entre l'injonction aussi qui leur est adressée de sur-prouver qu'elles sont hyper motivées pour bosser si elles veulent se considérer comme les égales des hommes au travail et celle de devenir (une bonne) mère (dévouée) pour se conformer à l'idée commune de l'accomplissement au féminin.
Alors, reste un petit créneau, quelque part entre 30 et 40 ans, pour faire un, deux, trois ou davantage d'enfants.
Pour certaines, c'est le temps de la renonciation, ou à tout le moins de la mise entre parenthèses : dans le cas le plus radical, elles lâchent leur boulot, pour un temps ou pour toujours ; dans d'autres situations, elles "aménagent" leurs horaires, prennent un poste plus cool, moins contraignant, moins stressant, de ceux qui épargnent les réunions tardives ou les déplacements. Et tant pis, si quand les enfants auront un peu grandi, elles ne pourront jamais vraiment rattraper le "retard" que ce temps de suspension leur aura fait prendre, et qui se paie jusqu'à la retraite. Ben, oui, mais que voulez-vous, il parait que tout a un prix. Et si les femmes doivent payer plus cher que les hommes pour la parentalité, est-ce qu'on y peut quelque chose? Euh...
Pour d'autres femmes (dont je fais partie), c'est la décennie du "make it all" : pas question que le choix (d'avoir des enfants) signifie renonciation (à une carrière professionnelle investie). Selon l'environnement professionnel et familial dans lesquelles celles-ci évoluent, le choix non-renonçant implique organisation au cordeau (avec les moyens financiers qu'il y faut), exercice d'équilibrisme incessant (avec chocs de culpabilités à la clé, quand devoir être partout à la fois donne parfois le sentiment de n'être jamais nulle part pleinement à sa place) ou passeport pour le burn-out (quand c'est le sommeil qui trinque et les loisirs qui passent à la trappe).
Face à cette question, les employeurs peuvent décider de s'en battre le coquillard. Vos enfants, votre vie privée, c'est votre problème. Les histoires de nounou, de varicelle ou de cours de piano le mercredi, c'est pas le sujet, ici. Nous, on bosse, vous êtes en état et en situation d'en faire autant, c'est tant mieux. Vous ne l'êtes pas complètement, vous avez des contraintes extérieures, votre vie familiale n'est pas parfaitement compatible avec la vie professionnelle telle que nous, nous la concevons? Alors, on se revoit (ou pas) quand votre marmaille sera majeure et autonome. Bien sûr, si à ce moment-là, vous êtes devenue moins employable, on ne vous promet rien.
Ou alors, on a bien une proposition à vous faire : et si vous reportiez vos maternités à plus tard? On peut même vous aider pour ça, ont récemment annoncé les dirigeants de Facebook et Apple. On se propose de prendre en charge pour vous la congélation de vos ovules. Et hop, plus de problème d'horloge biologique! Vos enfants, vous les ferez plus tard. Oui, mais quand, d'ailleurs? Quand on vous aura virée? Quand vous serez devenue "senior" et que, pour être très transparent avec vous, Madame, votre carrière sera de toute façon un peu sur le déclin...
Et puis en attendant, c'est la classe, vous devenez un humain technologiquement avancé. Mais non, pas un robot, tout de suite, les grands mots! Juste une femme dont on fait abstraction du corps. Après tout, reconnaissez-le, c'est un peu pénible, d'avoir un corps de femme. On pourrait peut-être même envisager, faut avoir avec les services R&D, de trouver une solution pour que vous n'ayez plus vos règles, on n'aura ensuite plus qu'à faire passer une note interne pour annoncer officiellement que les blagues sexistes sur la prétendue irritabilité des collaboratrices supposément menstruées sont désormais nulles et non avenues. C'est simple comme tout, en fait : avec les progrès de la technologie et un peu d'argent, on se débarrasse finalement assez facilement des problèmes d'égalité professionnelle et du sexisme au boulot.
Sinon, entre le déni de la question de la maternité au travail chez les employeurs que ça ne dérange pas de voir partir leurs talents féminins et la résolution de cette question par l'incitation au report sine die du choix de fonder une famille pour les collaboratrices qui ont à coeur de témoigner de leur motivation, il y a aussi la possibilité de considérer que l'entreprise est un lieu pertinent pour penser la vraie vie des personnes qui travaillent (et ne font donc pas que travailler). En organisant le travail autrement, par exemple, en remettant en cause le dogme du présentéisme (qui voudrait que l'on est vraiment motivé quand on est prêt à bosser tout le temps ou presque), en reconnaissant qu'un jeune parent développe aussi des qualités utiles au monde professionnel, en mettant en place des mesures simplifiant efficacement la conciliation des temps de vie pour les femmes et pour les hommes, pour les parents et pour les personnes qui ne le sont pas, mais qui ont aussi droit à une vie en dehors du travail.
Bref, si je bossais chez Apple ou Facebook, je préfèrerais sans hésiter que les 15 000 euros que ma boîte se dit prête à engager pour financer la congélation de mes ovules, elle les investisse plutôt dans une crèche d'entreprise, dans un dispositif de promotion et développement professionnel au retour de congé maternité, dans un programme d'accompagnement à la mobilité pour les couples à double carrière, dans des formations destinés aux managers pour les aider à prendre conscience qu'une femme enceinte n'est pas un boulet, qu'un jeune parent n'est pas une plaie et qu'un individu qui a une existence riche et diverse, faite de multiples engagements, de centres d'intérêts variés, c'est avant tout une ressource. Peut-être bien la plus précieuse qui soit.