C'était le 8 mars dernier, dans la matinale de Marc Voinchet spéciale "fââââââmmme".
Si, si, souvenez-vous, nous avions alors eu le plaisir incomparable de ne pas échapper à la chronique anti-féministe de Brice Couturier.
Ce jour-là, j'ai aussi entendu parler pour la première fois de l'essai d'Hanna Rosin, The end of men - Voici venu le temps des femmes.
Hanna Rosin : pamphlet néo-féministe ou simple ralliement à un masculinisme auto-proclamé subversif?
J'avoue, je n'ai pas réussi à comprendre tout de suite où cette journaliste américaine voulait en venir : complainte des hommes écrasés par la toute puissance féminine en marche ou glorification des femmes qui, à force de courage et de détermination, auraient enfin acquis la place qu'elles méritent dans nos sociétés contemporaines?
Avec un plaisir non dissimulé, l'auteure assume d'ailleurs cette ambiguïté exquise à son goût : s'achetant à bas prix des galons d'intellectuelle indépendante (et donc subversive), elle raconte comme on lui est tombé de dessus de tous côtés, les féministes en rangs serrés comme les hommes que ses théories de la récession masculine auraient humiliés.
C'est tout l'art du double discours en somme : jouer sur tous les tableaux, déplaire un peu ici et là mais flatter partout, pour mieux emporter l'adhésion de celles et ceux qui se persuadent volontiers que c'est dans le discours d'apparente auto-contradiction que se situe la vérité.
Du néo-Mars & Vénus mâtiné de clichés fantasmés
Après lecture du livre d'Hanna Rosin, je sais désormais à quoi m'en tenir. Sans hésiter, l'essai penche davantage du côté du "backlash" anti-féministe que de la promotion des femmes qui méritent leur succès quand elles le doivent à leur intelligence, leur persévérance et leur travail.
Déjouer le logiciel de l'auteure ne demande pas un effort intellectuel colossal : le livre est truffé de clichés, pour ne pas dire de fantasmes sur les femmes et leur prétendue toute puissance : on y croise des cortèges de business women (plutôt chinoises) en vrombissantes voitures de sport, des mères égotiques qui ont éjecté des conjoints superflus de leur vie et privé leurs enfants de figures paternelles aussi pathétiques que ces chômeurs pleins de bière tiède qui zonent dans les mobil-homes, des cités matriarcales où les hommes sont devenus invisibles (enfin surtout au supermarché), des boîtes branchées pleines à craquer de vamps croqueuses d'hommes qui jettent les amants après avoir essuyé sur eux leurs pulsions dominatrices...
Le tout est là pour servir une néo-théorie à la "Mars & Vénus" : les hommes seraient des carton-men, rigides créatures assistant les bras ballants à leur déclin et les femmes des plastic-women, machines ultra-performantes, multi-tâches et ultra-adaptables qui jouissent sans vergogne de leur toute nouvelle domination. Domination qui ne serait pas si nouvelle que ça, d'ailleurs, puisque c'est bien connu, les femmes ont toujours tout eu, sauf la conscience de leur emprise et la confiance qu'il faut pour l'exercer.
Mais attention, désormais, elles l'ont ! Planquez-vous les mecs, elles vont tout vous prendre, vous bouffer tout crus et vous piétiner du bout de leurs talons aiguilles aiguisés (peut-être même en ricanant sarcastiquement comme des sorcières aux mollets velus sous leurs bas couture).
Rosin, cousine de Benatar?
Ok, je caricature un peu mais je n'ai pas besoin de trop me forcer car le discours d'Hanna Rosin fleure fort les relents d'un masculinisme à la David Benatar, ce chercheur sud-africain qui entend démontrer que tous les systèmes et toutes les institutions-clés, à commencer par les modèles scolaires et universitaires, sont sur-favorables aux femmes et donc odieusement discriminants pour les hommes.
Ouais, quoi, c'est quand même dégueulasse, le premier endroit de l'existence où l'on apprend le travail, l'effort et le mérite... Aurait tendance à valoriser le travail, l'effort, le mérite mais aussi l'exigence, la concentration, la patience, la persévérance. C'est sûr que si on considère que ce sont là des compétences plutôt "féminines", le mieux c'est sans doute de réformer l'école pour qu'elle se conforme mieux à la façon dont nous persistons à élever nos garçons, en tolérant (voire en admirant) leur turbulence et en considérant leur impatience ou leur besoin d'action comme de simples facteurs innés.
Sauf qu'Hanna Rosin et David Benatar peuvent tout de suite se rassurer : même avec un système d'éducation qui leur serait éhontément favorable, les femmes ne réussissent toujours pas aussi bien qu'elles le voudraient et le mériteraient. Il est instructif à ce titre, de lire l'ouvrage récent de Claire Léost, Le rêve brisé des working girls.
Elles s'étaient donné rendez-vous dans 10 ans... A la station "Jouy-en-Josas"
S'il faut pitcher à la va-vite l'essai de Claire Léost, c'est un peu la chanson "On s'était donné rendez-vous dans 10 ans" de Bruel (on ne se quitte plus avec Pat, ces temps-ci) version rencard à la station RER de Jouy-en-Josas plutôt que sur les marches du Panthéon.
L'auteure a en effet retrouvé une dizaine de ses copines d'HEC et elle fait le bilan avec elles d'une décennie qui aurait du être passée à bâtir la carrière de leurs rêves. Qui aurait du, oui, car la promesse de la grande école dans laquelle elles sont entrées en nombre (46% de filles pour 54% de garçons) et dont elles sont brillamment sorties ensuite n'a pas été tout à fait tenue.
Marie, Alice, Juliette, Garance et les autres ne font toujours pas ce qu'elles veulent de leur vie
Marie, la consultante qui avait tout pour elle s'est mise à temps partiel après son congé maternité puis à temps-rien-du-tout quand son conjoint, à la faveur d'une promotion, l'a glissée dans les valises de l'expatriation. Elle n'en est pas fière, elle fait avec. Et s'en veut un peu (beaucoup peut-être) d'avoir participé à son propre déclassement, d'avoir mis en sommeil son potentiel. Elle s'accommode modestement et silencieusement de sa déception parce qu'elle ne peut pas non plus regretter d'avoir un mari qu'elle aime et des enfants avec.
Alice, la superwoman workaholic, rêve de bosser jusqu'à la veille de son accouchement (voire pendant) mais on la prend dans le meilleur des cas pour une dingue et dans le pire pour une inconsciente irresponsable qui paiera ses excès d'ambition d'un bébé mal en point, d'une fabuleuse dépression post-partum et plus tard d'un gosse psychotique à l'école. Sans parler de tout le tort qu'elle fait aux autres femmes qui ont acquis de haute lutte un droit au congé maternité qu'elle foule aux pieds (pieds qu'elle ne voit plus depuis la 16è semaine de grossesse, c'est donc bien une femme, une vraie).
Juliette a 40 ans mais n'a pas d'enfant. On ne fait pas plus suspect. C'est quoi son problème? Elle ne peut pas en avoir? Elle est lesbienne? Insupportable? Pas un mec ne veut d'elle? En attendant, c'est cool, elle peut rester tard le soir et elle prend ses vacances plutôt en dehors des périodes scolaires. Elle fait une belle carrière mais à mesure qu'elle progresse dans la hiérarchie, elle a de moins en moins de femmes autour d'elles. Des hommes qui ont des enfants, oui, elle en croise par wagons, qui la prennent un peu pour leur pote, du coup. Mais des copines de comité d'administration, elle n'en a pas, elles sont toutes restées au stade "manager" et d'ailleurs, elles sont parties un peu avant 18 heures pour cause de rendez-vous chez le pédiatre...
Garance sait qu'elle est sous-payée, mais elle attend qu'on se rende compte qu'elle a du talent et qu'elle rapporte de l'argent à la boîte pour être augmentée, plutôt que de réclamer, parce que dans le secteur de l'édition où elle travaille, ça se fait pas trop d'être vénale. Que Garance soit tranquille : même dans des métiers traditionnellement mieux rémunérés, ce n'est pas non plus très poli, de la part d'une femme, de réclamer. Mais ce n'est pas tellement efficace non plus d'attendre que ça tombe tout seul...
Les working girls, albatros des temps modernes?
Ah ça oui, elles ont des diplômes, de l'ambition, du talent et même parfois elles sont - oh le gros mot - de vraies féministes qui se sont jurées de ne pas avoir la vie de leur grand-mère qui périssait d'ennui au foyer ou de leur mère qui n'avait de cesse de se justifier de posséder son permis de conduire et son propre chéquier.
Bref, sur le papier, les héroïnes de Claire Léost ont tout pour bâtir le monde fantasmé d'Hanna Rosin, un monde de femmes surpuissantes qui pourraient effectivement menacer dangereusement la domination masculine. Sauf, que voilà, allez savoir pourquoi, Marie, Alice, Juliette, Garance et les autres sont encore empêtrées dans d'insolubles difficultés de conciliation vie professionnelle/vie privée, elles sont encore mal à l'aise quand il faut parler d'argent (le nerf du pouvoir, pourtant), elles ont encore peur du regard qu'on portera sur elles si elles osent réussir et être fières de ce qu'elles accomplissent, elles sont inquiètes de perdre en féminité quand elles s'affirment et elles portent le fardeau des mentalités comme des godasses de plomb qui les empêchent de marcher.
Ce sont elles, les albatros des temps modernes : leurs ailes de géant traînent à terre... C'est dommage, on aurait tant besoin pour réenchanter le monde professionnel et donner de l'envergure à tous les projets d'avenir que nous ne pourrons conduire qu'en mixité, que ces vastes oiselles prennent puissamment leur envol...
Références :
- Hanna Rosin, The end of men, voici venu le temps des femmes (et son indispensable dédicace au conjoint de l'auteure lui demandant pardon pour le titre de l'ouvrage), traduit de l'anglais par Myriam Dennehy, Editions Autrement, janvier 2013
- Claire Léost, Le rêve brisé des working girls, Editions Fayard, février 2013