"J'ai certaines réticences à entrer dans un ascenseur. [...] Imaginez que vous entrez dans un ascenseur et qu'il y a une fille qui veut vous nuire, qui entre avec vous, arrache son soutien-gorge et sa jupe et sort en criant en disant que vous avez tenté de l'agresser", déclarait il y a quelques jours, dans une interview radiophonique, Francisco Javier Leon de la Riva, maire de Valladolid, en Espagne.
Voilà qui, pour reprendre une aisée formule médiatique, crée la polémique. Voire le débat, avec les contre et les pour, les pourfendeur-es et les soutiens de celui qui "met en garde les hommes contre les fausses accusations de viol".
Les un-es se scandalisent de propos qui, inlassablement, confortent le sens commun dans l'idée que la question des agressions sexuelles se pose prioritairement en interrogeant la mentalité et les intentions ("vous nuire"), la psychologie (potentiellement manipulatrice), le comportement (quand certaines, c'est bien connu, font tomber jupe et soutien-gorge à tout bout de champ, avec une dextérité à la Brachetti) et surtout la valeur de la parole ("crier" n'importe quoi, au loup, avant d'avoir mal) de la plaignante.
D'autres, entendant les mots "femme", "ascenseur" et "accusations de viol" dans la même phrase trouvent crédit à donner au discours de la Riva en invoquant le cas bien connu des États-Unis. Là-bas, paraît-il, ou bien en est-on sûr-e et certain-e, il est déconseillé sérieusement voire interdit carrément aux hommes de prendre l'ascenseur avec une femme. D'ailleurs, c'est là une "vérité" établie sur le pays de la juridiciarisation à outrance, forcément à outrance, et du féminisme excessif, forcément excessif, que des médias "sérieux" valident volontiers, quand au hasard, l'Express rappelait dans un article de 2011 destiné aux candidats à l'expatriation, "la règle incontournable" du pas-d'ascenseur-seul-avec-une femme (l'article a été amendé depuis, la rédaction ayant tenu compte d'un article de Slate dénonçant une désinformation) ou quand Le Point, au moment de la révision de la loi française sur le harcèlement, donnait la parole à une avocate très sûre d'elle quand elle parlait des hommes américains "qui n'osent plus prendre l'ascenseur avec une femme." La fameuse affaire DSK aura été l'occasion d'une répétition à l'infini de ce cliché tenu pour vérité. Et après les propos du maire de Valladolid, voilà qu'on en remet une couche : l'exemple américain de l'ascenseur est à toutes les sauces sur les réseaux sociaux et dans les commentaires d'articles en ligne. Exemple jamais sourcé, jamais instruit par une enquête un peu sérieuse, jamais illustré par la reproduction d'un texte réglementaire officiel, pas même appuyé sur un témoignage fiable. Et pour cause, l'histoire de la folle accusatrice dans l'ascenseur américain relève du mythe, pour ne pas dire du fantasme.
Mais son brandissement édifiant a pour vertu d'escamoter d'emblée, pour ne pas dire tuer immédiatement dans l'oeuf, tout début de discussion sur le harcèlement sexuel dans nos bons vieux pays latins où l'on aime autant à confondre rencontre avec rentre-dedans, que séduction avec drague lourde, respect avec censure et féministe avec castratrice. Ce débat sur le harcèlement, a en revanche, eu lieu aux Etats-Unis, il y a de ça une vingtaine d'année au moment de l'adoption du Violence Against Women Act (VAWA) qui inaugurait un Sexual Assault Services Programm (SASP). Alors, des voix de tous bords se sont exprimées pour dire leur adhésion, leur opposition ou leurs réserves. Dans les rangs conservateurs, mais aussi chez les plus libéraux et même chez certain-es féministes, on a interrogé les effets possiblement non-voulus de la loi. On a bien entendu posé la question du risque de fausses accusations (peu probables toutefois, dans le cas précis des ascenseurs, pour la plupart équipés de caméras de vidéo-surveillance dans les bâtiments outre-atlantique), mais aussi celle de l'installation possible d'un climat de suspicion peu propice aux relations de confiance entre femmes et hommes et à la nécessaire confidentialité des échanges dans certaines situations de travail (un autre mythe sur les excès américains en matière de prévention du harcèlement, a la vie dure, celui de la porte qui doit toujours rester ouverte quand une femme et un homme sont ensemble dans un bureau). On a encore interrogé l'éventuelle contre-productivité pour les droits des femmes et l'égalité d'un texte qui présumerait a priori les hommes du côté des agresseurs potentiels et les femmes dans le camp des victimes désignées. Et puisque la loi américaine fait reposer une large partie de la responsabilité sur l'employeur, en cas d'agression sexuelle au travail, on s'est inquiété de voir bientôt les boîtes se blinder en imposant des règlements intérieurs ultra-stricts qui iraient vers le démixtage des espaces de travail et feraient évoluer la notion de code vestimentaire vers celle d'uniforme pudibondement couvrant de haut en bas.
Autant d'hypothèses formulées pour nourrir le débat contradictoire, ce truc pourtant pas inutile en démocratie qui permet de dépasser les bonnes intentions, d'affiner les propositions... Et participe en soi à sensibiliser les mentalités quand chacun-e est amené-e, via la discussion publique, à observer ses propres comportements et à mettre en question ses opinions. Mais depuis la vieille Europe, en Espagne mais en France aussi, où l'on aime autant les clichés et fantasmes sur l'Amérique que sur les féministes (alors sur les féministes américaines, je vous dis pas), il semble qu'ouvrir le dossier du harcèlement sexuel, c'est déjà verser dans les excès de la folle société yankee. Il faut de toute urgence crier à la restriction des libertés et s'insurger, avec des Javier Leon de la Riva, contre ces évolutions sociétales qui conduisent, au prétexte de lutter contre les violences faites aux femmes, à l'auto-censure de ces hommes qui "n'osent" plus rien par crainte d'être faussement accusés d'actes déplacés.
Une enquête IFOP de mars 2014 révélait qu'une Française sur cinq a déjà rencontré le harcèlement sexuel au boulot. 5% seulement d'entre elles ont mené une action en justice. Mais ça, ça n'a rien à voir avec de l'auto-censure...