"Emmerdeuse", est-ce que c'est le féminin d' "emmerdeur"?

La dernière Une de l'Express qui incruste le titre "L'emmerdeuse" sur un portrait souriant de Ségolène Royal ne me fait pas bondir... Elle me fait douter.

C'est misogyne, ou pas?

lepoint2042-bayrou-lemmerdeur1La réponse, ce n'est pas Manuel Valls qui la donne quand il saute sur l'occasion pour dire combien il "apprécie l'action et la présence de Ségolène Royal à [ses] côtés" (admettons que ce soit vrai), mais aussi que selon lui, on ne retrouverait peut-être pas "cette même Une à l'égard d'un homme", ce qui est faux.

Et lui vaut immédiatement de se faire écharper par Christophe Barbier qui lui rappelle que François Bayrou a aussi eu droit à son titre d'emmerdeur en grosses lettres sur la couv du concurrent Le Point, tout comme Jean-Luc Mélenchon au fronton d'un numéro des Inrockuptibles.

 

Injure ou "compliment" ?

BarbierBarbier explique aussi que cette "emmerdeuse"-là, c'est un "compliment".

Pourvu que l'on interroge un instant ce qu'insulter veut dire, ça peut en partie s'entendre : derrière la primitive injure, il peut effectivement y avoir une sorte de flatterie paradoxale, ainsi que toute une sociologie (d'inspiration bourdieusienne) de la parole outrageuse l'a mis en évidence.

En effet, le "nom d'oiseau" n'a, dans la réalité des perceptions, pas d'effets que dégradants, il est aussi possiblement producteur d'identité, d'appartenance et de qualité. C'est ainsi que l'on voit par exemple des communautés qui font l'objet de qualificatifs stigmatisants les reprendre à leur compte pour devenir sujets de leur désignation par eux-mêmes. L'exemple classique étant celui de la récupération par les gays des termes "fiotte" ou "pédé" pour s'auto-nommer. Si c'est là une manière, très bien décrite par exemple par Didier Eribon dans Réflexions sur la question gay, de "prendre conscience de soi" et de "recréer son identité personnelle à partir de l’identité assignée", ce n'est jamais non plus, dit le même Eribon, sans ambiguïtés ni surtout sans totalement neutraliser l'agression quand l'insulte est adressée à l'individu par un tiers.

Si on en revient donc à la Une de l'Express, on peut déjà dire que ce n'est pas tout à fait le même "compliment" de se définir soi-même comme une "emmerdeuse" (et Royal ne l'a, me semble-t-il jamais fait) ou bien d'être traitée de ce nom par la rédaction d'un hebdo à sensation de société.

 

Portrait de l'emmerdeur en salutaire perturbateur

22160Admettons cependant qu'une femme comme Ségolène Royal soit prête à entendre comme un éloge ce qualificatif.

Pourquoi pas, puisqu'emmerdeur, ça peut vouloir dire : empêcheur de tourner en rond, irrévérencieux trublion, salutaire chercheur de petite bête à tendance lanceur d'alerte, chien dans un jeu de quille aux règles trop policées pour que la partie soit dignement jouée, subvertisseur d'ordre et d'entre-soi... C'est un rôle, enfermant certes dans le costume du perturbateur, mais plutôt valorisant dans l'imaginaire politique.

L'emmerdeur a plutôt la cote, puisqu'il semble qu'il est là pour casser les pieds des puissants installés. Et pour une femme, comme le dit très justement Béatrice Toulon dans une tribune sur le Plus de l'Obs, mieux vaut encore être du côté des "emmerdeurs" que qualifiée "passionnaria" ou de "madone".

 

Emmerdeuse = Emmerdeur?

photoReste à savoir si l' "Emmerdeuse" de l'Express est le miroir symétrique de cet emmerdeur-là (qui correspond bien, en effet, à ce qu'un Mélenchon dans son genre ou un Bayou avec son style peuvent représenter). Pour le vérifier, il faut exaucer le voeu du talentueux publicitaire Barbier : filer au kiosque pour acheter le numéro de la semaine et lire ce fameux "dossier de 10 pages" consacré à Ségolène Royal.

Dossier dans lequel on lira que l'emmerdeuse a en commun avec l'emmerdeur de vrais défauts ("cassante",  "intraitable", "raide", occasionnellement irrespectueuse), mais aussi d'authentiques qualités ("courageuse", "obstinée pour défendre ce en quoi elle croit", redoutablement exigeante, énormément bosseuse).

9782259228046Mais là où le miroir se déforme, c'est quand la seconde moitié du dossier se consacre aux bonnes feuilles d'un livre "riche en anecdotes" à paraître sur le tandem François Hollande/Ségolène Royal. Où l'on découvre, dans un décor de famille recomposée un jour d'anniversaire des petites dernières, une "emmerdeuse" amadouée par un ex "qui la connait. Connaît son désarroi", avec qui "elle peut se laisser aller" tandis que les sous-entendus sur une éventuelle tentation de remettre le couvert transpire entre les lignes interprétatives de l'auteure du livre. Ce n'est déjà plus l'emmerdeuse provocatrice au caractère bien trempé et à la pugnacité résolue qui raisonne sur les principes en faisant fi des affects, mais déjà plus que la femme qui fond quand l'homme qui "la connait" par coeur désarme sa force personnelle. La femme aussi à laquelle l'auteure oppose inévitablement une autre "emmerdeuse" dont le profil relève davantage de "l'emmerderesse" à la Brassens et que l'homme rechigne à ce moment précis à rejoindre à Brégançon.

Et la suite d'enfoncer encore le clou en confortant le fantasme d'une relation si particulière entre François et Ségolène, à jamais regardés comme un couple, comme s'ils ne s'étaient pas séparés, comme si, malgré cela, tout ce qu'elle accomplit par elle-même est toujours à mettre au crédit de la communauté de biens. Là, oui, Valls aurait raison de dire qu'on ne parle pas ainsi de Bayrou ou de Mélenchon : leur carrière d'emmerdeur, ils la mènent pour eux et on ne lit pas leur tempérament de personnalités politiques à la lueur de leur vie privée, on ne sait pas si emmerdeurs, ils le sont encore quand on leur fait les yeux doux, on ne sait pas non plus s'ils sont "fiers" du parcours de leur compagne comme les bonnes feuilles publiées par L'Express nous disent que Ségolène Royal est "fière de son chemin à Lui, qui est aussi en partie, le sien à Elle."

Mais il est vrai aussi que les femmes ou ex de Bayrou ou Mélenchon ne sont pas Présidentes de la République. Puisque d'ailleurs, en France, c'est peut-être un détail pour vous (mais pour moi etc.),  aucune femme ne l'a jamais été. Vivement donc qu'on ait plus de femmes aux très hautes responsabilités pour avoir un peu plus d'éléments de comparaison sur ce qui différencie (ou pas) les "emmerdeuses" et les "emmerdeurs" dans tous les aspects de leur vie, dans leurs motivations, dans leurs failles aussi...