Pourquoi il faut lire (de toute urgence) "Mères, libérez-vous!" de Marie-Caroline Missir et Louise Tourret

9782259222440Voilà longtemps que je n'avais lu un ouvrage féministe traitant de la maternité de façon aussi tonique, intelligente, lucide et documentée que Mères, libérez-vous!, l'essai récemment paru chez Plon des journalistes Marie-Caroline Missir (rédac'chef adjointe de l'Express) et Louise Tourret (productrice de l'indispensable émission "Rue des Ecoles" sur France Cul) le fait.

Et nom d'une couche-culotte à smartphone intégré (ou l'inverse), que ça fait du bien!

Que ça fait du bien de lire là des vérités bien senties sur la façon dont on traite les femmes qui sont mères au boulot, à l'école, dans le cabinet du pédiatre, dans la presse, en politique et ailleurs... Et de trouver des réponses énergiques à tout ce qui laisse parfois un goût amer aux mères de notre époque.

Je vois au moins 5 bonnes raisons de lire (et faire lire) de toute urgence cet anti-guide de la maternité sacro-saintement "équilibrée" :

 

Pour savoir enfin quoi répondre à ceux qui demandent "Alors, ce petit (deuxième, troisième), c'est pour quand?"

"L'heure tourne, Madame", "Pour l'instant, tu dis que tu n'en veux pas, mais ça changera, tu verras (une maison - et surtout une femme - sans enfant, que c'est triste)", "Tu vas en faire en deuxième bientôt ? (Parce que les enfants uniques, bon, on sait ce que c'est)"...

Et aussi : "Tu comptes allaiter ? (non, parce que je veux pas t'influencer, mais c'est quand même ce qu'il y a de mieux pour l'enfant)?", "Tu comptes allaiter ? (non, parce que je veux pas t'influencer, mais c'est quand même franchement aliénant)", "Le cododo, c'est naturel (les chattes dorment bien avec leurs petits contre elles)", "Le cododo, c'est mal (t'as pensé à ta vie sexuelle?)", "Il est assez couvert?", "Il a pas trop chaud, là?", "C'est pas une compét', mais la mienne elle parlait déjà à 18 mois", "Tu lui parles comme à un adulte, tu veux en faire un petit singe savant?", "Il en dit quoi, le pédiatre?", "Tu es au courant que le paracétamol, c'est le prochain scandale sanitaire?", "Les huiles essentielles, ça provoque des allergies", 'Lâche-le, ton gamin!", "Tu le mets déjà à la crèche?", "Il faut faire de la place au père", "Il faut savoir redevenir une femme quand on est devenue une mère", "Les kilos de grossesse, vaut mieux les perdre tout de suite après, sinon ça reste toute la vie sur les fesses", "Il faut au moins un an pour retrouver la ligne"...

Que les mères qui n'ont pas eu maille à partir avec au moins 80% des fausses questions vraies prescriptions (volontiers contradictoires) ci-dessus citées (liste vastement non exhaustive) lèvent le doigt : on leur décernera sur le champ un certificat d'autonomie accomplie. A moins que l'on s'inquiète de vérifier qu'elles vivent bien en société et croisent de temps à autre une mère, une belle-mère, une copine, un toubib, une Une de magazine...

Bref, mères, vous êtes cernées!  En déchiffrant la partition inexécutable d'un orchestre cacophonique d'injonctions, les auteures de Mères, libérez-vous! dénoncent déjà le climat pesant qui pèsent sur toute (future) mère : non seulement, elle n'a aucune chance de "bien faire", mais encore et surtout de s'affranchir d'un statut qui autorise d'office chacun-e à donner son avis sur sa vie.

 

Pour ne plus avoir à choisir entre le "camp Pernoud" et le "camp Badinter"

Etre mère, alors c'est quoi? L'instinct maternel : existe, existe pas? Choisis ton camp, camarade! A ma droite, Madame Pernoud : même si elle reconnait en 1981 qu'Il ne fait pas bon être femme par les temps qui courent (cf. la double-journée de travail), elle convoque médecins et psys (de son choix) pour convaincre qu'être mère, c'est certes pas tout dans une vie, mais quand même prioritaire. A ma gauche, Madame Badinter, philosophe, historienne (et accessoirement patronne d'un tentaculaire groupe de comm' expert en pub sexiste) qui fait référence aux intellectuels (de son choix) pour expliquer qu'être mère, ça n'est que construction socio-culturelle vouée à emprisonner les femmes dans un rôle de dévouement à leur progéniture.

Si tu ne te sens pas parfaitement comparable à toutes les femelles du règne animal mammifère (et donc pas vraiment raccord avec l'idée que du jour où tu enfantes, tu bascules irrémédiablement dans le monde ocytociné de la maternité viscérale), c'est que tu es badintérienne. Mais si tu ressens encore bêtement de la culpabilité quand tu t'aperçois que tu viens d'oublier de penser à tes enfants le temps de te concentrer sur d'autres sujets (sinon d'autres priorités), c'est que tu dois être un peu soumise, au fond, et qu'il faudrait d'urgence te libérer (mais pas non plus en arrêtant de regarder les spots télé produits par Publicis, faut pas exagérer).

Parce qu'elles contestent l'autorité des théories qui se renvoient caricature contre caricature dans le discours admis sur la maternité ("l'attachement" de Bowlby et les "rôles parentaux" de Dolto en prennent pour leur grade), Marie-Caroline Missir et Louise Tourret ont cette salvatrice audace de suggérer qu'on se libère aussi de ceux qui vous ligotent dans leur propre conception de la maternité ET de la liberté. En d'autres termes, leur livre pourrait aussi s'intituler "Ne libérez pas les mères, elles vont s'en charger".

 

Pour apprendre à se méfier des nouveaux archétypes de la maternité contemporaine

Reste que, pour que se libèrent les mères, encore faut-il qu'on les laisse faire, qu'on les laisse écrire leur propre itinéraire. Or, avec d'excellentes intentions, on a quand même veillé à baliser la route en y installant quelques nouveaux repères spécialement aménagés.

Parmi ceux-là, la désormais incontournable "conciliation des temps de vie"... Parce que comme les auteures le disent si bien, une femme, ça ne "cumule" pas les rôles et les fonctions comme un homme, mais ça les "concilie", les articule et les accommode - comme des petits plats savoureusement "équilibrés" -  en négociant au quotidien avec les ambiguïtés et le conjoint.

Gare aussi à la figure officiellement contre-culturelle de la "mère imparfaite", remarquable filon éditorial qui puise sa source dans l'intention extrêmement louable de décomplexer les mères-qui-font-comme-elles-peuvent mais n'échappe hélas pas à la récupération commerciale de l'anti-culpabilité marketée qui fait aussi en creux les beaux jours de la norme à laquelle elle s'oppose... Ou quand la "mauvaise mère" a droit de cité dans le champ de l'humour, de la dérision et de l'exutoire pour mieux laisser la définition de la "bonne mère" aux autorités très légitimes de la médecine, de la psychologie et des pros de l'éducation.

Mères, libérez-vous donc aussi, de quelques archétypes trop flatteurs pour dire vraiment avec sérieux ce que vous êtes et ce que vous voulez.

 

Pour comprendre ce qui chagrine dans le "cas Dati" (ou le "cas Sheryl")

Et puis il y a aussi celles qui ont l'air de ne pas s'en faire, d'en avoir rien à cirer du regard qu'on porte sur elles, de s'être totalement affranchies des pressions et des modèles... Sauf qu'en les voyant, comme Rachida Dati, se passer de congé maternité comme si c'était un truc réservé aux feignasses, ou comme Sheryl Sandberg, se targuer d'avoir su se donner les moyens d'une carrière flamboyante tout en ayant des enfants en bas âge, ben, au lieu de se dire "Whahaha! c'est mon idole, je veux faire comme elle", on l'a un peu mauvaise...

D'aucuns nous diront que c'est parce qu'on est jalouse, d'autres parce que sous couvert d'affirmation de leur leadership, ces wonderwomen joueraient perso et tireraient dans le camp des femmes (l'on a même accusé Dati de menacer l'existence du congé mat') ou bien que parce que c'est pas moral-moral de faire de sa maternité un argument de communication politique...

Et si, disent les auteures de Mères, libérez-vous!, ce qui nous chagrine en sourdine, c'est que l'on pressent seulement qu'il y a là-dessous comme une arnaque? Comme une histoire qui nous est racontée qui n'a pas tout à fait les reliefs de la vérité? Bref, un bon story-telling ultra-maîtrisé qui tait soigneusement la part des doutes et des moments triviaux, des angoisses et des bâtons dans les roues, pour ne mettre en scène que les glorieux passages d'une forme de néo-conte de fée en tailleur taille 36 dans lequel il est à peu près aussi improbable de s'identifier qu'à une héroïne des Frères Grimm?

 

Pour en finir une bonne fois pour toutes avec le "not having it all" de Slaughter

Alors, comment on s'en sort? Comment on fait pour trouver sa propre voie de femme qui entend exprimer sa personnalité, faire valoir ses talents et mener la carrière professionnelle à laquelle on aspire et qu'on mérite, avoir une vie amoureuse, sociale, amicale, culturelle et pourquoi pas politique et faire des enfants?

En commençant peut-être par arrêter de considérer cette liste d'attentes légitimes comme un cahier de doléances excessif... Parce qu'à force de dire que les femmes veulent "tout avoir", on entretient l'idée que ce "tout", c'est trop.  Alors, dans la perspective d'une bonne vieille morale talleyrandienne selon laquelle "ce qui est excessif est insignifiant", l'on fait habilement passer pour de l'immature incapacité à choisir, voire carrément du caprice, ce qui n'est qu'évidente et normale ambition humaine, pour les hommes comme pour les femmes.

Contrairement à ce que disait Anne-Maire Slaughter dans sa fameuse tribune de The Atlantic, la question n'est donc pas de savoir si les femmes peuvent ou pas "tout avoir", c'est bien de se demander pourquoi "tout avoir" est une question qui ne s'adresse qu'aux femmes.

 

 

Mères, libérez-vous! de Marie-Caroline Missir et Louise Tourret - Editions Plon, 2014