Au cours de mes récentes pérégrinations sur le web anglo-saxon, je suis tombée sur de vifs échanges par tribunes interposées dans The Atlantic, Forbes, Slate, The Huffington Post, The Inquisitr, entre autres, à propos de l'opportunité d'instaurer dans le droit du travail américain... Un "congé menstruel", ouvert aux femmes pour qui la période des règles correspond à des douleurs intenses entre autres symptômes de grand inconfort physique et psychologique.
J'en vois déjà qui se pince le nez : foutu-es amerloques, qui non content-es d'avoir exporté les quotas et le coca, la paranoia du harcèlement sexuel et la judiciarisation de la société, le communautarisme et la culture lobbyiste, voudraient à présent instituer le statut particulier de femme active menstruée et l'assortir de droits opposables aux employeur-es.
Quant à moi qui tâcherai de vous épargner, tant que faire se peut, les clichés grossiers sur les "dérives" et "excès" de la société yankee dans son ensemble, c'est en combattante du sexisme que je fais d'emblée des bonds en entendant parler de ce congé Spasfon. Rien que dans l'idée d'un droit accordé à un seul des deux genres et qui de surcroît renverrait celui-ci à sa physiologie, je vois se profiler une inquiétante régression des principes de l'égalité. De plus, je n'ai strictement aucune envie de voir confortée au travers de la reconnaissance d'une incapacité à travailler des femmes qui ont leurs règles, la foule des préjugés ordinaires sur l'irritabilité, l'émotivité et in fine la faiblesse prétendument intrinsèque d'un sexe qui serait, malgré lui, dépendant de ses aléas hormonaux et poserait des problèmes spécifiques au monde du travail.
Certains arguments d'Emily Matchar, l'essayiste qui a ouvert le débat dans The Atlantic, ne sont pas pour me rassurer, notamment celui qui s'appuie sur des comparaisons internationales. Elle rappelle en effet que le "menstrual leave" existe dans certains pays... Et lesquels! Le Japon, depuis 1947. L'Indonésie, depuis 1948. La Corée du Sud, les Philippines, Taiwan... Et la Russie a ouvert un débat parlementaire sur le sujet, en 2013. Un rapide balayage des indicateurs produits par quelques grandes organisations internationales, au hasard l'Organisation Internationale du Travail, le Forum Economique Mondial ou la Banque Mondiale me confirme que ce ne sont certainement pas là les nations les plus avancées en matière d'égalité professionnelle (voire d'égalité femmes/hommes tout court) : le Japon prend la 105è place (sur 136) du Global Gender Gap Index 2013 (derrière une foule de pays dont le développement économique est nettement moins avancé), la Corée du Sud la 111è place, l'Indonésie est au 111è rang pour les écarts salariaux, à Taiwan, une femme doit travailler 59 jours de plus qu'un homme pour atteindre un niveau équivalent de rémunération. Bref, même si la plupart des pays occidentaux peuvent difficilement se targuer d'exemplarité en matière d'égalité femmes/hommes au travail, pas sûr que les pays qui ont adopté le "mentrual leave" constituent des exemples convaincants de gender policy efficace.
Là où le propos d'Emily Matchar, que l'on comprend hautement favorable à l'instauration d'un tel congé, devient cependant intéressant, c'est quand il vient ouvrir un questionnement sur la prise en considération du corps, et du corps féminin en particulier, dans l'espace public en général et dans le monde du travail en particulier.
Mais s'il y a un "problème règles", il tient à mon avis surtout au fait qu'on ne sache parler de ce sujet qu'en termes stigmatisants, en ne l'évoquant que sous l'angle de ses effets fâcheux (douleurs abdominales, fatigue, émotivité chez certaines - pas toutes) jusqu'à considérer cela comme un handicap. C'est selon moi le résultat là d'un tabou hérité de perceptions sacrificielles du corps féminin qui veut que l'on associe ce qui relève de ses organes sexuels à des fantasmes sordides (de saleté, de perte du contrôle de soi, de déficience) dans la gêne ricanante des un-es et la honte entretenue des premières concernées.
Or, j'ai la conviction qu'une grande partie de l'inconfort, voire de la souffrance, à tout le moins psychologique, que les femmes ressentent pendant leurs règles provient de ce malaise qu'elles s'inspirent à elles-mêmes quand elles perçoivent celui que le sang qui s'écoule naturellement par leur vagin suscite chez les autres. Oui, le sentiment que son sexe est objet de méfiance et de dégoût une semaine par mois, que son corps soumis aux variations hormonales est soupçonné de dominer son esprit, disqualifiant possiblement tout comportement qui surprendrait ou déplairait ("laisse tomber, elle dit n'importe quoi, elle doit avoir ses ragnagnas"), voire de contaminer l'ambiance générale ("pffff... quand elle a ses lunes, c'est tout l'open space qui trinque!"), est bien motif de douleur. C'est une douleur cachée, par les femmes elles-mêmes et dont l'immense majorité de la société ne veut pas entendre parler. C'est de l'ordre de la plus stricte intimité, affirme-t-on sans envisager que cette sur-intimisation puisse confiner à l'intimidation, quand son propre corps recèle un secret si fermement inaudible qu'il faut se méfier de tout indice qu'il pourrait livrer (une plaquette de comprimés antalgiques, une protection hygiénique qui s'échappe d'un sac à main, un ventre ballonné et une poitrine tendue) à l'insu de celle qui a le devoir de le garder. Cela justifierait alors, selon certain-es, que l'on renvoie dans l'univers intime, chez elle, à l'abri des regards et à l'écart de l'activité, la femme qui a ses règles.
En l'occurrence, avec l'instauration d'un "congé menstruel", on ferait fi de tous ces effets socio-affectifs d'une perception collective arriérée du corps féminin, en se contentant de traiter la gêne, l'inconfort et la souffrance des règles au rang de réalité physique, médicalement validée et justifiant l'exclusion volontaire de l'espace public. Cela dans une parfaite perpétuation des traditions se rapportant à l'état d'impureté rituelle. Parce qu'on préfère encore qu'une femme ne soit pas là, plutôt que de supporter que son corps s'exprime.
Alors, pour ou contre un "congé menstruel"? Sans hésiter, je réponds assurément contre une solution juridique de nature sexiste et stigmatisante. Mais résolument pour une libération de la parole des femmes sur quelque chose qui les concerne universellement et qui fait partie de leur quotidien. Pour une meilleure culture générale sur les menstruations dans la société toute entière afin de tordre enfin le cou aux fantasmes qui nourrissent la potacherie misogyne. Pour une banalisation et une normalisation du discours sur les règles. Et plus que tout, pour une reconnaissance et une acceptation dans l'espace public des corps, de tous les corps, avec leurs différences d'un sexe à l'autre, mais aussi d'un âge à l'autre, d'une apparence, d'une corpulence, d'un état de santé à l'autre... Bref, d'un individu à l'autre. Ce n'est pas là une question de droit au sens législatif, c'est une affaire de droit humain, de portée générale : celui à être soi, différent-e de chacun-e et égal-e de tou-tes ; et à n'avoir jamais aucune raison de se cacher pour cela.