La Cour d'Appel de Paris a confirmé ce matin le jugement qui donne raison à la Crèche Baby Loup dans le licenciement de Fatima Afif, la salariée qui se vit notifier il y a 5 ans son renvoi pour faute grave après qu'elle avait fait le choix, au retour d'un congé maternité, de porter le voile au travail.
Cette décision de justice me parait poser au moins quatre questions importantes pour la réflexion sur les droits des femmes : une question de principe, une question pragmatique, une question politique et une question sociétale.
Question de principe : peut-on soumettre les autres à notre conception de la soumission?
L'argument de certain-es féministes opposé-es au port du voile dans l'espace public, dont Elisabeth Badinter, c'est que ce signe religieux dit "ostentatoire" serait non seulement porteur d'une atteinte au principe de laïcité mais constituerait encore, par essence, une atteinte aux droits des femmes. L'argument s'entend, quand le voile est regardé comme un outil d'invisibilisation de la femme ou comme le témoin d'une protection de sa "pudeur" d'inspiration patriarchiste.
Mais il s'avère que, parmi les femmes voilées, se trouvent aussi des femmes qui défendent leur pleine liberté de choix et leur décision autonome de se couvrir les cheveux, et que même, cela ne les empêche absolument pas de militer activement pour les droits des femmes. Ce sont celles-ci, qui ont par exemple pris part aux Printemps Arabes et porté les questions d'égalité dans ces soulèvements, que défend notamment la chercheuse Zahra Ali qui voit dans une confusion trop aisée entre émancipation et occidentalisation, l'expression d'un "féminisme hégémonique".
Il serait en effet trop simple (et peut-être pas complètement honnête) dans ce débat-là (comme dans celui sur la prostitution, d'ailleurs) de répondre aux femmes qui expriment leur liberté de choisir le voile (ou l'activité de "travailleur-se du sexe"), que leur décision ne peut être pleinement libre, car forcément contextualisée, influencée voire carrément contrainte. On ne règlerait pas complètement la question non plus en faisant comme si tout choix était libre dès lors que la personne qui le fait affirme le faire en pleine conscience. Qui est en pleine conscience de tous ses choix, de façon générale?
Indéniablement, la question de la liberté de choix ne se tranche pas d'un coup de cuillère à pot, ni même dans une décision de justice. Que selon les sujets, nous l'appréhendions avec des arguments à géométrie variable me semble bien le signe que c'est là un enjeu philosophique majeur.
Question pragmatique : peut-on promouvoir l'autonomisation des femmes en privant certaines d'entre elles de travail?
Admettons cependant que l'on considère que le port du voile porterait par nature atteinte à l'image, à la liberté et aux droits des femmes. Et que l'on parte donc d'une bonne intention en s'opposant, comme le fait encore Badinter, à ce que nos enfants aient pour modèles des femmes qu'on qualifierait de "soumises", ou pour le dire moins radicalement, de pas complètement libérées.
En ce cas, si l'on défend l'idée que l'émancipation des femmes est une valeur cardinale dans notre société, prend-on vraiment une décision heureuse, ou à tout le moins satisfaisante, en renvoyant une femme qui travaille dans ses pénates? Ne prend-on pas une décision parfaitement contraire à l'autonomisation des femmes en imposant à certaines d'entre elles une "barrière" de principe à leur entrée sur le marché du travail? Ne décourage-t-on pas les femmes qui, sans être forcément émancipées en tout comme nous le concevons et le voudrions, veulent pourtant franchir un palier essentiel dans l'émancipation, celui du travail qui reste une voie d'accès privilégiée et à l'indépendance financière et à une forme élargie de vie sociale?
Je ne suis pas de celles et ceux qui s'assoient sur les principes au seul nom du pragmatisme, mais il me semble que le travail des femmes, parce qu'il est porteur en soi de libertés individuelles fondamentales, peut a minima challenger notre perception de ce que femme libérée est ou n'est pas.
Question politique : n'est-ce pas anti-féministe de décréter ce que femme doit ou ne doit pas?
Le féminisme, comme tout mouvement politique, n'est pas monolithique. Je me félicite encore qu'il ne soit pas dogmatique et qu'il laisse s'exprimer en son sein les points de vue divers... Voire contraires. Ca, c'est pour la bonne nouvelle.
La moins bonne, c'est que nous, féministes, nous heurtons assez systématiquement à un problème politique complexe : celui qui nous interdit de chercher à renverser le patriarchisme et le paternalisme en y substituant d'autres formes de domination. Et en particulier de domination de femmes sur des femmes.
Là encore, la question pourrait aisément se trancher, dans un sens ou dans l'autre, si l'on pouvait soit s'en tenir au principe un peu grossier que tout est liberté (y compris le "choix" de se soumettre) soit établir des contours nets de ce qui est liberté et de ce qui ne l'est pas. La réalité n'est pas celle-là, puisqu'effectivement, la question de la "soumission volontaire" va chercher bien au-delà des simples décisions conscientes que nous prenons mais interroge nos mentalités. Elle vient notamment se frotter à tous les stéréotypes (de genre en particulier et parfois "bienveillants"), qui façonnent nos façons de penser et influencent nos postures.
Reste que je me fixe, autant que possible, une règle en matière de féminisme : ne pas penser a priori à la place d'une autre femme, éviter de parler à sa place et respecter ses choix, même si je ne les comprends pas. Ce n'est pas sans difficultés que je m'y tiens et parfois, c'est malgré moi que je ne m'y tiens pas. Ainsi est l'humain-e, confronté-e à ses contradictions. C'est aussi cette confrontation à nos contradictions ou aux échecs de nos propres lois qui nous permet, me semble-t-il, d'échapper parfois aux absolus enfermants pour aller vers les diversités de points de vue. Là encore, l'idée n'est pas de fluctuer d'une position à l'autre ou de tenir des doubles discours, mais de s'autoriser à entendre ce que dit l'autre et d'intégrer ses arguments dans sa propre réflexion, ce qui n'est pas l'équivalent d'adhérer aveuglément à ses convictions.
En d'autres termes, je m'oppose fermement à ce qu'on fasse taire une femme, de quelque façon que ce soit, seulement parce que ce qu'elle exprime nous dérange, nous heurte, nous remet en question voire nous hérisse.
Question sociétale : aspire-t-on à une société sans "signes extérieurs" de quoi que ce soit?
La dernière question que me pose l'affaire Baby Loup, c'est évidemment celle de la présence dans notre vie quotidienne des signes visibles de l'identité, des convictions et des croyances des un-es et des autres. Cette question, c'est évidemment celle d'une possible dérive uniformisationnelle des codes de l'apparence (et qui rejoint la problématique de l'occidentalisation). Il me semble triste, tout à coup, que nous devions toutes et tous nous conformer à un modèle trop étriqué de "tenue correcte exigée" au nom d'une neutralité qui n'en est de toute façon pas une (puisque nos vêtements, nos bijoux, nos chaussures, nos sacs, nos coiffures etc. ne sont certainement pas neutres mais disent au minimum une appartenance sociale, voire expriment parfois nos convictions - un tee-shirt à message militant, un tatouage signifiant, un attirail "communautaire" nous inscrivant dans le "clan" des "hippies", des "gothiques" ou des "zyvas"...).
Cette question, c'est donc aussi celle de la diversité. La diversité, c'est certes celle des individus différents qui composent une société, mais c'est encore la diversité qui s'exprime en chaque individu. Ici, donc, je soutiens qu'une femme voilée n'est pas QUE voilée : sa personnalité, ses idées, sa vie sont forcément multiples, faites de mille et unes inspirations et aspirations qui ne s'incarnent pas toutes dans son voile. Une décision de justice comme celle de la Cour d'appel de Paris dans l'affaire Baby Loup me semble renvoyer Fatima Afif à son seul statut de femme voilée, en négligeant tout ce qu'elle peut être d'autre, tout ce qu'elle peut aussi apporter d'autre au collectif. Plus ennuyeux encore, je soupçonne qu'en la plaçant dans une position qui lui donnera le sentiment d'être discriminée en tant que femme voilé, cette décision aboutisse à la conforter, à la braquer et finalement à l'enfermer dans ce statut forcément plus étroit que toute la richesse que recèle sa nécessairement multiple identité.