En annonçant vendredi dernier qu'elle se battait depuis plusieurs mois contre un cancer, la Ministre de la famille Dominique Bertinotti, a soulevé une vague d'émotion sincère... Aussitôt suivie d'un reflux critique : en se présentant en malade "digne et courageuse" qui n'a rien, ou si peu, laissé paraître de ses souffrances et qui a maintenu un rythme de travail effréné, agenda gouvernemental oblige, entre deux séances de chimiothérapie, la Ministre n'a-t-elle pas envoyé un message indécent aux autres malades, à celles et ceux qui n'ont pas comme elle, la force de continuer à travailler ni les moyens de dissimuler les stigmates de leur affection? N'a-t-elle pas même oeuvré indirectement à contester aux travailleurs et travailleuses un droit fondamental, celui d'être protégé-es par le droit du travail et le système de Sécurité sociale quand leur état de santé les empêche d'exercer leur activité professionnelle?
Et c'est alors que l'on a vu resurgir, avec la figure d'une Rachida Dati perchée sur talons hauts dans la cour de l'Elysée 5 jours après avoir accouché, le débat qui avait alors agité la société : en refusant d'exercer des droits (celui au congé maladie ou au congé maternité), nos Ministres insultent-elles celles et ceux qui se sont battu-es pour les conquérir comme celles et ceux qui entendent en bénéficier sans avoir à se justifier? A quoi jouent-elles quand elles semblent vouloir incarner un modèle de femmes fortes envers et contre tout, qui se refuseraient à partager le destin commun de la jeune accouchée lambda ou du quidam atteint d'une maladie grave? Quel discours font-elles passer, elles qui ont des chauffeurs et éventuellement du personnel dévoué, des revenus confortables et des conditions de travail privilégiées, un accès aux soins facilité et les meilleurs spécialistes possiblement prêts à bousculer leurs agendas pour les soigner en priorité? Sont-elles en train de dire "regardez, bandes de feignasses, la preuve que c'est possible d'aller bosser avec un cancer ou le surlendemain d'un accouchement, je l'ai fait!"?
Si je comprends l'indignation de celles et ceux qui entendent dans le choix d'une Bertinotti ou d'une Dati une invitation déplacée à ne pas s'apitoyer sur soi, je ne crois pas que le message qu'elles cherchent à faire passer soit si caricatural et si brutal que celui-là. De la même façon que j'avais vu dans l'attitude de Rachida Dati en janvier 2009, une expression de la liberté de vivre sa récente maternité comme elle l'entendait, je vois dans les propos de Dominique Bertinotti une demande forte de ne pas être considérée QUE comme une personne malade et de refuser que la maladie puisse, en plus de toutes les souffrances qu'elle lui cause, la priver d'exercer le job qui la passionne.
De la même façon que, quand j'ai moi-même accouché, j'ai eu très tôt envie de reprendre le travail en repoussant toutes tentatives de culpabilisation (intérieure ou extérieure), je me dis souvent que si je venais à tomber gravement malade, l'un de mes souhaits les plus chers, avec celui de guérir, serait de pouvoir continuer à travailler. Parce que je devine qu'aussi vrai que reprendre le boulot m'a aidée à me relever physiquement et émotionnellement après un accouchement (pourtant très difficile, puisqu'on est au stade des confessions), continuer à travailler pourrait faire partie de mon rétablissement ou au minimum de mon mieux-vivre, en cas de maladie.
Cela est vrai pour moi, parce que j'aime mon travail et je sais la chance que c'est, évidemment, d'avoir une activité professionnelle enthousiasmante, équilibrante et structurante, dans laquelle je peux puiser des forces pour me confronter à d'autres épreuves de la vie. Cela est vrai pour d'autres personnes qui ont, comme moi, une chance équivalente d'avoir un travail et des conditions pour l'exercer qui les portent. Je suis lucide et je sais que nous ne sommes pas tous égaux ni devant le travail, ni devant la maladie, ni devant tout ce qui affecte nos corps et nos âmes. J'irais même plus loin, nous ne sommes pas dans le même besoin et dans le même état d'esprit face à une même situation à différentes étapes, différents moments de nos vies. Aussi, si j'ai pu, pour un premier enfant, ne pas ressentir le besoin de m'éterniser en congé maternité (doux euphémisme pour dire que je rêvais de reprendre le boulot vite fait bien fait), il est tout à fait possible que j'éprouve une autre envie, une autre nécessité si je devais en avoir un deuxième. S'il me semble aujourd'hui que je suis en bonne santé que travailler compterait parmi mes priorités si on m'annonçait que j'étais atteinte d'une grave maladie, il est tout à fait possible que, confrontée demain à la réalité de la maladie, j'aie finalement le sentiment que la poursuite de mon activité professionnelle serait impossible. Alors, oui, il nous faut des droits pour prévoir les situations et protéger les personnes. Il n'est pas question de contester ces droits et nous aurions même plutôt intérêt à les renforcer.
Pourtant, je crois que si les droits sont indispensables pour garantir la protection des citoyen-nes et de leur libertés individuelles, il ne me semble pas qu'il y ait d'obligation à les exercer. Je ne vois donc pas dans la renonciation pour elles-mêmes au droit au congé maternité d'une Rachida Dati ou au droit au congé maladie d'une Dominique Bertinotti une contestation du principe même de ces droits. Tout au plus, l'interpréterais-je comme la proposition d'un autre modèle, non pas voué à s'imposer comme un absolu, mais à se positionner comme une option éventuelle. A ce titre, l'une des déclarations les plus commentées de la Ministre Bertinotti est celle qui met en perspective le sens politique de sa démarche, quand elle dit révéler son cancer "Pour aider à faire évoluer le regard de la société sur cette maladie dont le nom est terriblement anxiogène. Pour montrer qu'on peut avoir un cancer et continuer une vie au travail. Pour que les employeurs comprennent que la mise en congé longue maladie n'est pas forcément la meilleure des solutions."
D'aucun-es ont lu derrière ce "on peut avoir un cancer et travailler" quelque chose comme "on doit travailler même quand on a un cancer". D'aucun-es ont vu dans la suggestion faite aux employeurs de trouver d'autres solutions que "la mise en congé longue maladie" une offre faite aux patrons de s'asseoir sans complexes sur les droits des travailleurs et travailleuses les plus affaibli-es. Pourtant, il me semble que ce dit Bertinotti, c'est seulement qu'il n'y a pas de juste façon d'être malade (et par extension, si on poursuit l'amalgame fait avec le cas Dati, il n'y aurait pas de juste façon d'être jeune accouchée) et que les personnes en situation de fragilisation gardent pleinement le droit de choisir leur façon de vivre, en intégrant dans leur réel les contraintes même très fortes, liées à la maladie et en exigeant que leur environnement les intègre également. Qu'il n'y a pas de raison pour que ces personnes soient disqualifiées d'office de la vie collective, dont le travail peut faire partie. Que le monde professionnel doit justement, au lieu de les mettre hors jeu, savoir les insérer si elles le souhaitent, et trouver des solutions humaines et adaptées pour les accueillir, avec leur maladie, avec leur rythme différent, avec leurs contraintes particulières, avec leurs fragilités, temporaires ou plus durables.
Reste que pour que cet idéal d'intégration sur mesure des personnes en situation de fragilité se réalise, il faudra commencer par ne plus cacher la maladie. Et c'est bien la seule chose qui me choque au fond, dans les révélations de Bertinotti, c'est de les voir arriver si tardivement, après de longs mois au secret, parce qu'il aura été assimilé par elle et par son entourage que faire part de la maladie aurait constitué à l'instar de quelqu'honte, un aveu de faiblesse. Et c'est malheureusement bien ainsi que cela aurait été pris, dans une culture qui n'attribue de légitimité à agir, à exister et à participer, qu'à celles et ceux qui incarnent une vision monolithique, étroite et incompatible avec la diversité, de la "capacité".