L'INSEE vient de faire paraître une instructive étude sur la situation des femmes au foyer.
Le "choix" du foyer en question
Où se confirme qu'au-delà du "choix" présenté comme personnel ou familial des femmes qui restent ou retournent à la maison, il y a bel et bien des phénomènes d'exclusion du marché du travail pour certaines catégories de femmes.
Ce qui l'indique avant tout, c'est que la première des raisons pour lesquelles les femmes ayant déjà travaillé disent avoir cessé leur activité, c'est l'arrivée à échéance d'un CDD (pour 35% d'entre elles). Si on y ajoute les chiffres des femmes rentrées au foyer après un licenciement, on monte à plus de 45% de femmes contraintes de quitter la vie active.
Il y a 20 ans, elles étaient moins de 15% à faire part d'une sortie involontaire du marché du travail ; et à l'inverse, près de 60% invoquaient des raisons personnelles (aujourd'hui seulement 20% des femmes au foyer assument le "choix personnel" de renoncer à travailler).
Séniors et faiblement diplômées, les grandes exclues du marché du travail
C'est bien la conjoncture économique tendue qui chasse les femmes du monde des actif-ves, en témoigne de surcroît la répartition par âge et par niveau de formation : les plus de 55 ans, grandes exclues du travail en période de fort chômage, sont les plus nombreuses (34%), comme les moins diplômées.
En revanche, le cliché selon lequel le retrait du marché du travail des femmes serait corrélé à la maternité est battu en brèche par les statistiques : non seulement 43 % des femmes au foyer ne sont pas des mères, mais encore note-t-on que, lorsqu'elles le sont, le taux d'inactivité n'augmente pas sensiblement avec le nombre d'enfants à charge.
Du lexique conventionnel au vocable empreint de préjugés : la notion d' "inactive"
Une fois les chiffres lus et analysés, demeure un étrange sentiment de malaise chez qui les commente... Pour parler des femmes qui n'occupent ni ne cherchent un emploi (c'est la définition retenue pour désigner les inactif-ves, auxquelles l'INSEE ajoute les enfants, les étudiant-es, les retraité-es et les personnes en incapacité de travailler) et sauf à multiplier les périphrases, on se surprend à employer tout un lexique conventionnel certes, mais cependant empreint d'une bonne dose de préjugés : "femme au foyer", "à la maison", "inactive", "ne travaille pas"...
Les femmes dont on parle (et les hommes qui comme elles, par contrainte, par choix ou les deux mélangés, sont dans une situation similaire) n'ont pas tort de récuser ce vocable et d'en dénoncer et l'approche réductrice et les relents méprisants.
Dans une culture où être en action est une valeur considérée comme supérieure et le travail un critère premier de reconnaissance sociale, parler d'inactif-ves, c'est renvoyer dans les esprits, celles et ceux qui n'occupent pas un emploi à l'oisiveté. Ce qui est loin de correspondre à la réalité des femmes (et des hommes) concerné-es : il est évident que prendre en charge les taches domestiques et l'éducation des enfants ne ressemble en rien à du désoeuvrement.
Exhausted housewives...
Plusieurs études récentes ont mis en évidence des phénomènes d'épuisement, les médias parlant même de burn-out maternel, dans la population des femmes sans emploi. Les mêmes rapports d'expert-es ont révélé un état de santé physique et morale moins bon dans cette population. On est donc loin de la sinécure implicitement promise par le terme "inactif-ve".
C'est du boulot, donc, d'être "au foyer". Mais est-ce pour autant une "profession"? Certes, il y faut des compétences : inapte à utiliser un fer à repasser et guère plus à l'aise quand il s'agit de changer un sac d'aspirateur, votre servitrice témoigne du fait que ce n'est pas intuitif, ni chez les femmes ni chez personne, d'effectuer des taches ménagères. Ca s'apprend et ça s'exerce. Pour autant, ce n'est pas considéré, quand c'est effectué dans le cadre de la vie familiale, comme justifiant une rémunération. Ca ne compte pas même dans les critères d'évaluation de la richesse nationale, quand il s'agit de construire le PIB d'une nation.
Pour ou contre la rémunération des femmes (et des hommes) "au foyer"?
Est-ce à dire qu'il serait juste d'offrir, comme les allemands viennent de s'y résoudre, une "prime aux fourneaux" pour rétribuer le travail domestique des femmes renonçant à l'emploi quand elles deviennent mères? Eternel serpent de mer que ce débat sur le "revenu maternel".
L'appréciation enthousiaste de certains groupes plutôt classés du côté de la droite réactionnaire - voire de l'extrême-droite - sur de tels dispositifs d'aide aux familles en dit long sur ce qu'ils représenteraient de traditionnaliste, en encourageant les femmes à se tenir plutôt à l'intérieur des maisons que de chercher à conquérir le vaste monde.
Confinement dans l'espace intime ou déploiement dans les vastes sphères publiques?
Dans l'expression "femme au foyer", c'est bien le confinement des femmes à l'espace intime qui se joue.
Si elle ne reflète pas à la lettre la réalité de l'existence de ces femmes, qui ne sont pas murées dans les maisons mais gardent en démocratie, la liberté théorique d'aller et venir, la métaphore n'est pas sans exprimer une vérité symbolique forte : le foyer est pour, la femme qui n'exerce pas une profession, considéré socialement comme le point focal de l'existence. C'est le lieu d'aimantation des activités de la personne et de légitimation de son statut. C'est là qu'on la trouve. Et si on ne l'y trouve pas, c'est qu'elle ne tardera pas à y revenir. C'est son domaine, son espace, sa sphère.
Le travail, l'oeuvre et l'action
Dans Condition de l'Homme moderne, Hannah Arendt explique que la "vita activa" humaine, qui comprend le travail, l'oeuvre et l'action s'exerce précisément dans le domaine public, par delà les sphères, limitées et circulaires, de l'intimité.
Pour ce qui concerne le travail, c'est une distinction essentielle de perception entre notre monde actuel et celui de l'Antiquité : chez les Grecs anciens et les Romains, le travail relevait de l'espace privé et se confondait avec la servitude, parce que c'était de celui des esclaves, ni rémunéré, ni libérateur, et irréductiblement associé à la non-citoyenneté. Est-ce de cette condition que l'on veut rapprocher les femmes sans emploi en se proposant, sous des apparences bien intentionnées, de faire entrer la prise en charge des taches domestiques (bel et bien laborieuses) dans la catégorie du "travail" (même quand il est question de l'indemniser, à un niveau très modéré)?
Ou bien, sommes-nous prêt-es à admettre que pour qu'elles aient effectivement la possibilité de bâtir leur "oeuvre" en tant qu'être humain "moderne", c'est à dire de s'inscrire dans la production de choses "durables" (ce que n'est par définition ni la propreté d'une chaussette ni le pli impeccable d'un pantalon soigneusement repassé, hélas), il faut qu'elles aient le droit plein, entier et effectif à la parole et à 'l'action" dans les vastes sphères de l'espace public?
Toute vie non-professionnelle ne doit pas être réduite "au foyer"
Qu'on leur donne alors réellement les moyens de s'éloigner des "foyers", de sortir des maisons, de vivre aussi une vie à elle, détachée des obligations matérielles de la vie familiale et ouverte sur d'autres horizons, de multiples zones de focalisation. Qu'on ne méprise plus les femmes (et les hommes) en âge de travailler qui n'occupent ni ne cherchent un emploi en les félicitant, avec une condescendance à peine déguisée, de faire "le plus beau métier du monde", ce qui est une appréciation digne de la plus mauvaise foi.
Que l'on entende enfin, pour tous et toutes, la possibilité, également évoquée par Arendt, de vivre une autre vie que la seule vie professionnelle (plutôt en plus du travail rémunéré qu'à la place, pour des raisons évidentes d'indépendance financière, notamment).
Toute vie non-professionnelle, que l'on appartienne à la catégorie statistique des actif-ves ou à celle des inactif-ves, n'a pas à être réduite au seul foyer, à la seule sphère privée. Le "choix" de ne pas travailler n'en sera un que lorsqu'il dépassera l'obligation implicite (ou parfois très explicite) faite à celles (et ceux) qui l'endossent de se préoccuper prioritairement de la tenue du ménage et des affaires familiales. En d'autres termes, la question du partage des taches ménagères et des responsabilités parentales ne saurait se résoudre dans une stricte répartition des espaces publics et privés entre membres d'un couple. Si l'un-e des deux n'exerce pas d'activité professionnelle rémunérée, ça n'en fait, par déduction, la (ou le) domestique de service.