La chaussette sale, impasse de la question féministe?

Chouette, c'est dimanche! Chouette, je vais pouvoir lire en avant-première la bio de Charlotte Delbo que m'a gentiment fait parvenir son auteure, Violaine Gelly. Chouette, je vais pouvoir regarder les DVD de la saison 2 de Borgen en VO. Chouette, je vais télécharger le dernier spectacle de Florence Foresti et m'offrir une barre de rire avec ma soeur dans le canap'...

Du slip kangourou au boxer Calvin Klein, rien n'a changé?

Enfin, euh... Je vais pas faire tout ça tout de suite tout de suite... Parce que le truc sur lequel je viens de glisser en bas de l'escalier en faisant une pirouette à la Holiday on Ice avant de me gaufrer sur le carrelage, c'est une chaussette sale. Et qu'elle n'est pas toute seule dans son sinistre cas.

Trois tout petits mètres cube de linge m'attendent sur le sol de la cuisine. Si je m'y prends bien, en triant les couleurs et les matières, j'en ai pour à peine... quoi... 5 ou 6 heures. Le premier qui me dit que j'aurai déjà de la chance de les passer en partie à me faire les ongles au chaud pendant que la machine fera le gros du boulot alors que si j'étais née cinquante plus tôt, c'est au lavoir, les mains gercées dans la flotte à 4° que j'aurais profité du jour du Seigneur, je lui fais gober le battoir de la mère Denis sans adoucissant pour faire glisser, compris?

En détirebouchonnant du boxer coincé dans de la jambe de jean et en chialant sur mon cachemire beige salopé par une trainée de morve infantile, je pense à ma mère. Je pense à ma mère à l'époque de mon enfance, dans les années 1970. A ma mère qui écoutait les 33 tours d'Anne Sylvestre ("La faute à Eve", "La vaisselle"...) et scandait des slogans MLF en détirebouchonnant du slip kangourou coincé dans du pat d'eph' en velours côtelé et en chialant sur ses sous-pulls acryliques salopés de morve infantile. Entre-temps, les choses ont vachement progressé : depuis 1976, oh ! nom de d'un baril de Persil, accrochez vous à vos slibards, les hommes consacrent 8 minutes de plus par jour aux tâches ménagères. Whouahaha!!

Moi, j'avoue, j'ai lâché l'affaire. J'ai lu à peu près tout sur le sujet, y compris Kaufmann quand il faisait encore de la sociologie et qu'il démontrait très justement que les femmes, en critiquant la façon dont leur conjoint s'y prenait pour laver les fringues (ie. en bourrant tout dans le lave-linge, cachemires compris, avant de lancer le programme à 90°) participaient elles-mêmes à la répartition inégalitaire des corvées domestiques. J'ai fait mon mea culpa et j'ai arrêté de dire à mon mari que les tee-shirts, ça se pliait pas comme ça, que les assiettes dans le lave-vaisselle, ça se rangeait dans ce sens-là, que la serpillère, une fois passée, ça s’essorait et ça s'étendait parce que sinon, ça moisissait dans le seau d'eau douteuse. D'ailleurs, je suis parfaitement injuste, car j'ai un mari qui passe l'aspirateur plus souvent que moi (ce qui n'est pas un grand exploit) et qui est plutôt un modèle en matière de participation à la maison.

Mon mec à moi, il me parle de récure...

Ah! ça, nous ne pouvons pas nous en empêcher, les gonzesses émancipées, de nous vanter de ce qu'on a un super mec au foyer, qui met la main à la pâte et qui change les couches. Le mec bien, ouaip', c'est nous qu'on l'a trouvé! Comme on est fières... Non pas de lui, mais bien de nous, nous qui sommes tellement fortiches, tellement en accord avec nos convictions qu'on fait tout bien comme il faut. Même quand on tombe amoureuse, on assure, on tombe forcément sur un mec génial qui relève la lunette des wawas et recoud les boutons. C'est les autres qui ont des types qui en branlent pas une à la casa! Nous, on est libérées jusqu'au bout du conjoint!

Et on s'en fait une bruyante fierté, quitte à laisser penser aux autres femmes (celles qui se tapent statistiquement 80% du boulot à la maison) que si leur Jules rechigne à récurer-repasser-aspirer-repriser-torcher, c'est un peu de leur faute, parce qu'elles s'y sont prises comme des gourdes. Tiens, pour la peine, on leur retire leur brevet de féminisme : elles ont eu de bonnes notes à l'épreuve théorique (bachotage de toute la bibliothèque des Editions des Femmes et des vieux bouquins de Kaufmann), mais elles ont assuré comme des brelles à l'épreuve pratique (pauvre cocotte, tant que ton mignon matera le foot pendant que t'écluses la pile de repassage, t'es bonne pour le rattrapage).

Il y a là, d'après moi, une impasse du féminisme. Il y a dans ce jugement implicite des femmes qui réussissent le 50/50 chez elles, ou affirment qu'elles le réussissent, une façon de renvoyer violemment les autres au bercail. Commence par régler tes problèmes sous ton toit ou par foutre dehors ton macho de bonhomme, après on te causera!

Seule, avec mon féminisme, au milieu d'une montagne de bodys crottés...

J'en fis l'amère expérience il y a deux ans, quand ayant reçu un prospectus vantant les mérites de la couche lavable, je me fendis, entre deux séances de javellisation de bodys crottés, d'une tribune à la presse locale. J'y expliquais gentiment au Président de la Communauté de Commune qui faisait la promo de la Pampers écolo que j'étais déjà débordée par les lessives et que je pensais plutôt me remettre dare dare au boulot (pro) plutôt que d'envisager de m'en rajouter à la maison.

Les personnes qui m'adressèrent en retour les jugements les plus sévères furent des femmes. Leur argument principal était que je n'avais qu'à obtenir de mon conjoint une plus grande participation aux tâches du foyer. J'en fus profondément affectée. J'eus le sentiment diffus qu'on me reprochait de concéder au dégueulassage de la planète faute d'avoir mieux choisi mon conjoint, de m'être mieux fait respecter chez moi, d'avoir su mieux organiser la répartition des tâches dans ma vie privée. J'eus le sentiment que mon mari était jugé et que je l'étais aussi à travers lui. J'eus encore la pénible impression de m'entendre dire que je n'avais que de la gueule. Féministe du porte-voix mais bobonne du lave-linge.

J'eus enfin une désagréable sensation d'isolement : en me disant que leurs hommes les déchargeaient, elles, d'une large part des besognes domestiques, ces femmes me disaient "ton problème de bac à linge qui déborde n'est pas le nôtre." Soudain toute seule dans ma petite bibliothèque du féminisme au milieu des couches sales... L'avais-je bien mérité?

 L'amour se lit-il dans les chaussettes propres comme l'avenir (des femmes et du couple) dans le marc du café?

A dire vrai, je crois que la question des tâches ménagères est bien plus complexe qu'elle n'y parait. Parce qu'elle touche à l'intime. A l'amour, aussi. Quand je lave les chaussettes et les caleçons de monsieur en même temps que mes jupes et mes soutiens-gorges et les pyjamas de mon enfant, j'effectue effectivement un travail laborieux et peu gratifiant, mais je le fais aussi pour ceux que j'aime. Refuser de le faire ou mener un interminable combat sur ce thème au sein de mon foyer mettrait en cause ma perception de la mère et épouse aimante que j'essaie d'être et déstabiliserait certaines constructions de mon équilibre familial. C'est aussi ce que disait, la récente étude sur la corrélation entre divorce et répartition des tâches très maladroitement relayée par la presse.

Ca ne veut pas dire que je trouve normal de le faire plus souvent que je ne devrais ni que je défends l'idée que l'équilibre familial justifie le sacrifice des femmes aux corvées domestiques. Ca ne veut pas dire non plus que mon conjoint me laisse me démerder seule avec ces soucis ménagers ni que je ne renégocie jamais le partage des tâches pour m'épargner le conflit ou pour me rassurer dans mon rôle de compagne et de mère.

Travailler plus pour lessiver moins

Ca veut seulement dire qu'on fait comme on peut. Ca veut dire que je suis une féministe à 100% qui veut plus que tout l'égalité femmes/hommes et que je suis en même temps une mère à 100% qui veut que son enfant ait des fringues propres, qui que ce soit qui les lui ait lavées.

Ca veut dire aussi que je crois que l'avenir des femmes n'est pas seulement à la répartition minutée du temps d'utilisation du fer à repasser et que je suis absolument certaine que le meilleur moyen pour une femme de réduire sa part des corvées domestiques reste d'avoir une vie professionnelle et publique en dehors du foyer. Car le travail des femmes est le seul facteur qui ait fait notablement baisser le taux horaire de leur labeur domestique en 40 ans. Un travail rémunéré, il n'y a que ça de vrai, n'espérons pas que l'équivalent 33% du PIB que représente la valeur du travail ménager nous soit un jour redistribué!

Des contradictions et de la bienveillance

Ca veut enfin dire qu'un peu de compréhension pour les contradictions de chacun-e et de bienveillance (notamment entre femmes) ne peut pas faire de mal. Dans les 33 tours d'Anne Sylvestre de ma mère, il y avait aussi une chanson qui s'appelait "Frangines" et qui appelait à la solidarité des femmes entre elles, même entre celles qui s'assument féministes et celles qui ne re reconnaissent pas dans ce combat : "Si on se retrouvait frangines/On n'aurait pas perdu son temps/Unissant nos voix j'imagine/Qu'on en dirait vingt fois autant/Et qu'on ferait changer les choses/Et je suppose/Aussi les gens"...

 

 

PS : jetez aussi un oeil au billet de notre Mauvaise Mère préférée, Emma Defaud : "maman, le plus beau métier du monde".

 

 

Publié par Marie Donzel / Catégories : Actu