Dans la foulée des jours de grève et de manifestations d’instits, les 22 et 23 janvier, l’institut BVA a fourni à la chaîne d’info iTélé un sondage sur les rythmes scolaires, repris par l’ensemble de la presse ce weekend et qui semble condamner sévèrement le mouvement des instits. Mais à l’analyse, ce sondage se révèle particulièrement discutable : termes orientés, questionnaire simpliste et binaire, marqué par le contexte et notamment la communication officielle du ministre Peillon. En outre, ses résultats sont à lire à l’aune d’un autre sondage, qui amende celui-ci.
Le sondage
Les résultats du sondage sont donnés en direct sur iTélé dans l’émission de débat du soir, vendredi 25 janvier. Les français sont massivement du côté du ministre de l’Education Nationale : ils approuvent le retour à la semaine de 4 jours ½ à une large majorité, 59%. A gauche et au centre, l’approbation monte à 70%, tandis que les sympathisants de droite désapprouvent à une courte majorité (52%). Même les fonctionnaires approuvent majoritairement (56%). Par ailleurs, les trois-quarts des français (73%) pensent que dans cette histoire des rythmes scolaires, les instits sont motivés par la volonté de conserver leurs avantages acquis.
Sur le plateau, le sondage est commenté : rien d’étonnant à ces résultats si on en croit les intervenants, les français sanctionnent durement les instits pour une attitude jugée corporatiste, sur un sujet où une grande partie de la population approuve le ministre dans sa volonté de réforme.
Décryptage
Les médias qui ont, dès le lendemain, publié les résultats du sondage se sont quasiment tous contentés de reprendre le même communiqué de l’AFP, sans y changer une virgule (on comparera avec amusement les articles de 20 minutes et du Nouvel Obs…). Une pratique de plus en plus courante. Il suffit pourtant de consulter le site de BVA pour constater les lacunes du sondage.
Un sondage politique : le sondage se préoccupe de connaître l’avis des français selon leur orientation politique (ce qui n’est pas inintéressant en soi) mais absolument pas en fonction de leur connaissance du dossier : on aurait aimé avoir un sondage catégoriel, qui renseigne par exemple sur l’opinion des parents d’élèves, les premiers concernés par la réforme… En proposant l’avis des fonctionnaires sur la question, le sondage confirme qu’il vise surtout à établir que l’écrasante majorité de la Nation est derrière Peillon, même les autres fonctionnaires, et que les seuls opposants à chercher figurent dans les rangs de… l’opposition conservatrice réduite à sa plus simple expression (UMP et FN).
Un sondage biaisé : on sait que les termes choisis sont décisifs dans un sondage. BVA demande aux sondés s’ils sont d’accord avec « retour à la semaine de 4 jours ½ ». Il y a ici une imposture, car il ne s’agit pas d’un retour ! Par cette formule, on fait croire aux sondés que tout va redevenir comme avant, alors que le projet Peillon n’a rien à voir avec la semaine de 4 jours ½ de 2007 !... Le mot « retour » contient quelque chose de rassurant, l’idée que les choses vont rentrer dans l’ordre à l’école. Personnellement, si on me pose cette question, je répondrai : « Chouette, vive le retour du samedi matin, et des deux heures de classe hebdo qui me font tant défaut depuis le passage à 4 jours ! ». A aucun moment, les sondeurs ne précisent ce que recouvre exactement la semaine de 4 jours ½ proposée par Peillon. On aurait aimé un sondage circonstancié, abordant les différentes modalités de ce passage à 4 ½…
Un sondage binaire : on voit bien que les formulations retenues par les sondeurs ne cherchent pas la subtilité ni la nuance. Au contraire, les termes et les propositions sont binaires : vous ne pouvez être que pour, sinon contre. Pas de place pour la complexité, pour les explications ou pour le débat. Le sommet est sans doute atteint dans la seconde question du sondage :
"Selon vous l'oppposition de certains syndicats d'enseignants à la réforme des rythmes scolaires est -elle avant tou motivée :
- par une inquiétude sincère des conséquences de cette réforme sur les élèves
- par une volonté de conserver des avantages acquis".
Première remarque : le sondage fait une fois de plus l’amalgame entre syndicats et instits, alors que ces derniers sont très remontés contre leurs représentants car ils ne se retrouvent pas dans leur ligne. Par ailleurs, l’intérêt des élèves et celui des instits sont une fois encore opposés ! Quand comprendra-t-on qu’ils se recoupent très largement et qu’il est idiot de les opposer, encore plus de sonder les français sur la base de cette opposition !
Car on n’a pas d’autre choix, soyons clairs : soit les instits se préoccupent de leurs élèves, soit ils sont crispés sur « leurs avantages acquis ». Choisis ton camp camarade, pas la peine de tenter d’expliquer qu’il y a maintes autres possibilités, par exemple que l’opposition peut s’expliquer « Par la déception vis-à-vis d’une réforme qui ne va pas assez loin et ne paraît pas en mesure de remplir ses propres objectifs ».
Et au fait, de quels avantages acquis parle-t-on ? Le mercredi libre est bien sûr dans tous les esprits, mais par ces termes les sondeurs voudraient-ils faire croire que la semaine de 4 jours ne propose que des avantages aux instits ?... Warf.
Un sondage contextuel : le sondage a été fait les 24 et 25 janvier, dans la foulée des mouvements des instits. Autant dire que tout le monde avait encore en tête, bien fraîche, la couverture médiatique de l’événement. Or, le moins qu’on puisse dire, c’est que les médias dans leur écrasante majorité ont été très durs avec la grève, la condamnant dans des termes assassins, le mot « corporatisme » figurant en tête des mots les plus prononcés ou écrits. On se met à la place du français lambda, que la question des rythmes scolaires ne passionne ni ne concerne forcément, et qui a entendu pendant deux jours les commentaires de la presse : qu’on vienne lui demander si les enseignants souhaitent « conserver leurs avantages acquis », que croyez-vous qu’il répondra ?...
Peu importe, BVA, fier de son travail, peut titrer sa synthèse « Peillon 2 – syndicats enseignants 0 ». Une vraie prise de position, en somme.
Peillon a gagné la bataille de la com’
Au fond, il ne faut pas être étonné par le sondage de BVA, ses résultats, mais aussi, surtout, la méthodologie et la sémantique utilisée. Elle est à la fois le prolongement et la conséquence de la communication mise en place par Vincent Peillon depuis plusieurs mois.
En répétant inlassablement les mêmes éléments de langage, parfaitement et précisément ciblés, le ministre a réussi à confisquer le débat, à le binariser et à installer les instits dans le rôle du méchant égoïste et corporatiste.
Dès jeudi 24, Peillon passait sur France Inter pour déminer le mouvement des instits. « La Réforme doit se faire dans l’intérêt des élèves. Tout le monde convient d’ailleurs depuis des années que nous ne pouvons pas être dans la situation où nous sommes pour nos enfants, c’est-à-dire unique au monde : seulement 4 jours de classe par semaine et des journées très chargées ; il faut donc qu’on ait des journées moins chargées et qu’on étale le temps scolaire. Ca permettra de faire que nous ne soyons pas un pays qui décline profondément dans ses résultats scolaires et qui accroît ses inégalités. (…) Il faut montrer qu’on peut dépasser nos intérêts particuliers pour l’intérêt de nos enfants ». En fin d’interview, il ajoute à l’arrache un de ses arguments phares, s’apercevant qu’il a oublié de le placer : « Nous sommes les seuls à n’avoir que 144 jours d’école par an, une anomalie, contre 180 en moyenne ailleurs ».
L’argumentaire est bien huilé, bien rôdé. C’est le même depuis des mois et il figure en des termes semblables en introduction au projet des rythmes scolaires sur le site du ministère.
Le problème, c’est qu’on ne peut absolument rien objecter à ce discours, pour la bonne raison qu’il s’agit en fait de diagnostics partagés par la majorité du monde de l’éducation et en aucun cas d’arguments construits de nature à convaincre d’un projet précis. Pour le dire autrement, je suis d’accord avec chaque mot de ce discours, mais cela ne m’empêche pas d’être en désaccord profond avec notre ministre, quasiment sur chaque point de son décret sur les rythmes !... Au fond, c’est un peu comme si Ayrault disait « le chômage en France, c’est pas possible, on peut pas continuer comme ça », mais qu’on n’était pas d’accord avec sa manière de relancer l’emploi…
Pire, il y a dans le discours de Peillon une manière de chantage. Relisons ses propos. Ce qu’ils signifient réellement, en creux, c’est : « J’agis dans l’intérêt des élèves, ceux qui ne sont pas d’accord avec moi agissent donc contre eux, au pire, ne s’en préoccupent pas, au mieux ; tout le monde dit que la semaine de 4 jours est aberrante, exception mondiale, donc ceux qui sont contre mon projet de 4 jours ½ sont des inconscients, au mieux, des égoïstes préoccupés de leurs seuls intérêts, au pire : ils ne veulent pas alléger les journées et étaler le temps scolaire ; les résultats du pays déclinent, les inégalités s’accroissent, ceux qui vont à l’encontre de ma politique ne permettront pas que ça change ; c’est cela, le corporatisme ».
On voit bien que de débat point par point, il ne peut y avoir, que nuances et explications de texte sont interdites, supprimées de facto par la rhétorique peillonnienne. On ne peut qu’être pour, ou contre. Tout ceux qui grognent sont contre les élèves et ne pensent qu’à conserver leurs avantages acquis. Suivez mon regard.
Mis en perspective, ce sondage révèle au contraire un effritement du soutien des français à la réforme des rythmes scolaires !
Mais puisque le sondage existe, il est intéressant de le comparer avec un autre, datant d’il y a quelques mois et signé Ifop. Publié le 27 mai 2012 par Ouest France, il interrogeait les français sur la réforme des rythmes scolaires annoncée par Peillon quelques jours plus tôt. Les français s’exprimaient alors à 67% en faveur de cette réforme ! Dans le sondage BVA, ils ne sont plus que 59%... Autrement dit, il faut bien conclure qu’en quelques mois, Peillon a perdu en cours de route près de 10% des français avec son projet de décret !... On ne parle pas ici d’enseignants, d’instits corporatistes, mais bel et bien des français dans leur ensemble. Un recul qu’on perçoit même chez les sympathisants PS, qui s’exprimaient alors à 80% en faveur d’une telle réforme, et ne sont plus que 75% aujourd’hui.
On avait, à l’époque, relevé comme plusieurs médias que les parents d’élèves étaient assez nettement opposés à la réforme, à 55%... On avait aussi pointé du doigt les intérêts particuliers des uns et des autres (car ce sondage, bien plus complet et circonstancié que celui de BVA, faisait une étude catégorielle et non partisane), professions libérales, cadres, parisiens, artisans et commerçants, etc, sans que l’opinion des instits ne fut encore sondée. Dans cette affaire des rythmes, les instits sont loin d’être les seuls à voir midi à leur porte…
La fabrication de l’information
Les sondages du type de celui fait par BVA, particulièrement binaire et limité, biaisé et incomplet, semblent tout à fait appropriés au genre d’émission dont celle d’iTélé est la digne représentante, où des chroniqueurs spécialistes de tout et surtout et de rien viennent exprimer de doctes avis l’index pointé vers le haut, alignant les poncifs et les énormités dans ce qui ressemble la plupart du temps à des apéros de café du commerce. Mais les autres médias, toujours friands de sondages, ont été nombreux, du plus sérieux au plus populiste, à relayer celui-ci et ses conclusions, via AFP notamment, sans se pencher sérieusement sur la méthodologie, sans le remettre en perspective.
De l’autre côté de la fenêtre, le téléspectateur, le lecteur, l’auditeur, bref, le français lambda qui regarde / lit / écoute les infos, prend connaissance sans recul des résultats d’un sondage qui contient également en bonus ce qu’il faut en penser.
C’est ainsi que la communication ministérielle, rouée, s’allie à la médiocrité d’un sondage intellectuellement suspect pour, grâce à de complaisants médias, fabriquer l’information et façonner l’opinion publique.
Nota : à lire, sur le traitement médiatique de la grève du 22, cette excellente analyse sur le site d'acrimed.
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