Parlez de WhatsApp à un prof, il y a fort à parier qu’il aura une anecdote à vous raconter, que ce soit sur les parents, sur les collègues, sur sa propre pratique. Et la plupart du temps, la discussion s’achèvera sur le constat suivant : depuis le confinement particulièrement, les canaux de communication entre l’école et les familles ont explosé, modifiant sensiblement leurs relations et, partant, le métier d’enseignant.
Groupes WhatsApp de parents : pour le meilleur et pour le pire
A la fin de la réunion de présentation de début d’année dans ma classe, un parent s’est levé et a pris la parole, proposant aux autres parents de créer un groupe WhatsApp pour la classe : « C’est quand même bien pratique, hein, pour quand votre gamin oublie un cahier, ou note pas les devoirs… ». Assentiment de l’assemblée, et le père se tourne vers moi : « Vous voulez en être, monsieur Marboeuf ? ». Sans façon, merci. Et je vous mets, avec le sourire et gentiment, en garde contre les dérives auxquelles on assiste parfois sur cette appli…
Parce que, des groupes WhatsApp de classe, cela fait quelques temps qu’on en voit, moi-même je suis ceux des classes de mes filles et, s’ils sont toujours créés dans un esprit coopératif d’entraide (devoirs, informations diverses), il peut arriver que cela déborde, et les profs sont les premiers à en faire les frais… Cette semaine une collègue me racontait qu’une mère d’élève était venue la voir en lui disant : « Vous savez, madame, vous êtes très bien vue par les parents. Sur le groupe WhatsApp de la classe, il n’y a aucun commentaire négatif sur vous, c’est la première fois que je vois ça ! ». Ou l’effet Tripadvisor appliqué à l’école…
« Les parents de notre école ont des groupes WhatsApp et il n’y a clairement plus aucun respect de la part de certains parents qui nous critiquent non-stop (choix pédagogiques, absences, etc.). La relation avec les parents a clairement changé à cause de ça : à l’écrit derrière leur téléphone il n’y a plus de filtre ! », raconte Cécile. Malheureusement, dans ces cas-là, comme souvent, les parents les plus présents ne sont pas les plus nuancés : « Quand tu évoques le WhatsApp devant les délégués de parents, eux-mêmes reconnaissent à demi-mot que cela va parfois trop loin et que certains ont fait le choix de se retirer, pendant que d’autres restent pour surveiller si ça ne va pas trop loin… Bref, il y avait radio portail pour les parents qui avaient le temps, maintenant il y a WhatsApp parents sans filtre… ».
A la fois parent et enseignante, Anne résume bien les deux aspects de WhatsApp : « En tant que parent je trouve le groupe WhatsApp pratique pour échanger les devoirs (cahier oublié, date de l’évaluation mal notée par nos enfants…). En tant qu’enseignante, en début d’année, j’ai subi la vindicte de 2 ou 3 parents qui tentaient de monter les autres contre moi sur le groupe de la classe (dont je ne fais pas partie) pour des broutilles et souvent des incompréhensions de leur part. J’ai eu connaissance des tensions par retours indirects (délégués de parents, directeur). Ça s’est calmé à force de dialogue, mais j’y ai passé tous mes créneaux disponibles et j’ai fini sur les rotules (je cherche encore à m’en remettre) ». Même son de cloche chez Aurélia : « Pendant le premier confinement tout passait par mail entre les parents et moi. Une mère d’élèves m’a proposé de faire un groupe WhatsApp pour que leurs enfants soient en contact avec moi, ce à quoi j’ai répondu « bien sûr, bonne idée ! ». Malheureusement le groupe est rapidement devenu un défouloir pour mamans frustrées dont je suis devenue la cible. L’affaire s’est réglée à coups de rendez-vous avec le directeur mais je me serais bien passée de ce cirque ».
Les relations peuvent aussi tourner au vinaigre entre parents, il suffit pour cela comme toujours d’un.e excité.e : « Dans mon école, il y a eu des poux dans une classe. Les parents en ont averti le groupe WhatsApp de la classe, mais une mère d’élève est devenue hystérique en quelques jours, elle a commencé à quasiment insulter les autres parents, leur reprochant de ne pas traiter leur enfant, elle a même posté un audio de sa fille en train de pleurer parce qu’elle lui coupait les cheveux !... », raconte Samia…
Ces derniers mois, plusieurs médias se sont fait écho de cette multiplication des groupes WhatsApp de parents (ici, ou là), en pointant les dérives. Mais il n’y a pas que les parents qui utilisent WhatsApp. Certains profs aussi.
Quand les enseignants utilisent WhatsApp
La plupart des profs ne donneraient leur numéro de téléphone (indispensable pour créer un groupe WhatsApp) aux parents pour rien au monde. Sans compter que l’appli n’est pas RGPD (elle ne respecte pas le Règlement Général sur la Protection des Données). Mais certains, comme Delphine, utilisent WhatsApp et n’y voient pas d’inconvénient, au contraire : « Je suis dans le groupe WhatsApp de la classe et je trouve cela sympa, je ne sens aucune pression ni utilisation abusive. Je poste des photos de moments sympas de la classe de temps en temps, j’envoie des rappels ou autres petites infos… Je n’ai jamais eu à déplorer le moindre débordement. Outil qui rapproche, je trouve, et le fait d’y être permet de "réguler" un peu les échanges… ». D’autres ont carrément créé un groupe WhatsApp, le plus souvent lors du premier confinement, par pragmatisme : « Je bosse en REP + dans une école de plus de 26 classes, raconte Audrey. Pendant le premier confinement, rien ne fonctionnait et les parents de ma classe utilisaient tous WhatsApp. Ça a permis de créer du lien et d’investir les parents dans l’école. C’était chronophage et envahissant. Mais malgré tout enrichissant. La plupart du temps on passe par SMS ou téléphone pour rester au plus près des familles. WhatsApp reste un très bon moyen pour des échanges de documents, la plupart n’ayant pas d’autre support que le téléphone et utilisant peu le mail. On a pu avoir un meilleur investissement des familles car elles pouvaient communiquer avec l’école qui était moins accessible avant ».
Maïté explique également que « pour faire des visios avec des familles très peu équipées niveau informatique, ça a permis de garder le contact et de maintenir le lien ». Ben, enseignante spécialisée, estime quant à elle que « la possibilité d’enregistrer des messages audios est pratique pour les parents qui ne lisent pas le français écrit afin de passer les communications autour des différents protocoles et autres ».
Les enseignants spécialisés, notamment, se sont emparé des possibilités offertes par WhatsApp : « Je l’ai utilisé avec mes ados d’Ulis collège lors du premier confinement, dit Coline. C’était le seul moyen de rester en contact avec eux. Je leur envoyais le travail sur WhatsApp, ils me posaient des questions, des fois ils m’envoyaient même des vocaux, c’était bizarre mais ils n’en ont pas abusé, sûrement parce que c’était des circonstances exceptionnelles ». Claire, enseignante en RASED : « J’ai utilisé WhatsApp avec les élèves qui avaient besoin d’aide pendant le confinement ! Je l’utilisais notamment en petits groupes pour travailler la production écrite. Il n’y a pas eu d’abus de la part des parents, donc c’est plutôt positif pour moi ».
D’autres ont continué à utiliser WhatsApp et n’y voient que des avantages, ainsi Maëla : « Je l’utilise en tant que directrice, un groupe pour les collègues / aesh, un autre avec les parents délégués élus, super pratique pour moi. Je trouve qu’il faut aussi que l’école vive avec son temps. Ces outils sont supers efficaces. Et rien n’empêche de ne pas répondre s’il y a un abus, mais ce n’est pas le cas pour mon école. J’aime la rapidité et la réactivité de ces modes de communication. En plus les parents lisent plus les mails ou les WhatsApp que les cahiers de liaison ».
L’école maternelle semble également davantage intéressée par le format offert par WhatsApp, a fortiori à l’ère du COVID qui limite les échanges avec les familles : « Je suis enseignante en petite section, raconte Stéphanie, et ça rassure les parents notamment en début d’année lorsque les séparations sont un peu difficiles… C’est aussi une façon de leur montrer ce que nous faisons, ça leur en donne une idée. C’est très simple aussi pour le passage des infos… et je trouve que ça crée du lien avec les parents ».
Sauf que parfois, ce sont les parents qui peuvent se sentir mal à l'aise... Ainsi Malika confie son désarrois devant l'utilisation de WhatsApp par l'enseignant de son enfant : "L'instituteur de mon enfant poste chaque jour de nombreuses photos et vidéos prises au fil de l'eau dans la salle de classe. On y voit tous les élèves, dont mon enfant. L'instituteur donne aussi des détails sur son programme à l'écrit... mais fait parfois d'autres commentaires, ou filme des enfants quand ils chantent, apprennent, mais aussi jouent dehors et chahutent. C'est à un rythme très soutenu. Conséquence : tous les élèves doivent voir, en permanence dans la journée, leur maître en train de prendre des photos ou filmer, et être sur son téléphone en train d'envoyer. Pour éduquer les enfants à ne pas trop regarder les écrans, on repassera. Ensuite, aucun parent n'a été consulté, d'après ce que je comprends : je n'ai pas donné mon autorisation à ce que l'image de mon enfant prise en classe soit diffusée à l'extérieur de l'école à tous les parents d'élèves. Enfin, cela me plonge quotidiennement dans la salle de classe qui n'est pas censée être accessible aux parents : à la fois c'est adorable de voir son enfant évoluer avec ses camarades ; mais ça pose aussi beaucoup de questions et donne l'impression d'être "embeddé". Je suis, face à ça, désemparée : j'ai très envie de signaler ce groupe à l'instituteur ou à sa hiérarchie, ou encore à la directrice de l'école. Mais je n'ai pas non plus envie de me mettre l'instituteur à dos, ou les autres parents d'élève qui n'ont pas l'air de trouver ça problématique, voire ont l'air d'apprécier. Je n'ai pas envie qu'un tel potentiel conflit rejaillisse sur mon enfant d'une manière ou d'une autre. Je suis donc dans l'attente et chaque jour, je reçois des dizaines de photos, messages et vidéos, postées par l'instituteur et auxquels des parents répondent avec des petits coeurs ; et je ne trouve pas ça normal".
Nouvelle ère de communication et droit à la déconnexion
Les groupes WhatsApp de collègues sont un autre phénomène massif, qu’il s’agisse de groupes de partage d’infos ou de groupes plus légers visant à laisser échapper un peu de pression par l’humour. Mais là aussi, les messages peuvent s’accumuler rapidement et certains se sentent vite envahis, comme Patrice : « Le groupe WhatsApp d’école devient une prolongation, interminable, de l’école ».
WhatsApp n’étant pas RGPD, il y a la possibilité d’utiliser Tchap, la messagerie instantanée créée par l’Etat et utilisable par ses agents. Les profs des écoles la méconnaissent et lui préfèrent, pour la communication avec les familles, d’autres canaux, notamment des applis comme Klassly, Educartable, ClassDojo, Beneylu, Toute mon année, Pronote primaire, Seesaw, facilement paramétrables et moins invasives, pour communiquer avec les familles.
De nombreux enseignants, comme Sophie, n’utilisent aucun de ces canaux, estimant que l’usage du mail qui s’est généralisé depuis le confinement suffit amplement : « Déjà qu’avec une adresse mail classe ils pensent que ça peut remplacer toute autre forme de communication et c’est agaçant… Internet et les réseaux sociaux peuvent nous mettre trop vite à la merci des parents et nous phagocyter ». « Le premier confinement aura eu cet effet très pervers que certains parents considèrent que nous devons être joignable à tout moment », ajoute Sandra.
Pour Stéphanie, « sans qu’on s’en aperçoive, la maison entre insidieusement dans l’école. Autrefois, tout cela aurait attendu le matin à 8 h 20. Là, avec le mail pour les parents, le groupe WhatsApp de collègues, nous sommes joignables 24h/24, 7 jours/7. Je reçois parfois des messages envoyés à 5 heures du matin ou à minuit, et le dimanche aussi. En même temps, je comprends les parents car quand ils appellent à l’école, il n’y a personne pour répondre, nous sommes dans nos classes. Le Covid nous ajouté cette charge invisible (une de plus) : être au service des parents tous les jours de l’année et quelle que soit l’heure. Bien évidemment, avec nos moyens personnels ».
Fanny renchérit : « Pas de limite horaire, demandes anecdotiques, déversoir d’agressivité… J’ai connu le temps où il fallait être à l’école pour avoir des informations aussi bien de la part de la hiérarchie que des parents ; et tout le monde survivait à cette attente. L’informatique de ce point de vue-là a envahi notre espace personnel ».
Les mails, les ENT, les messageries instantanées du type WhatsApp ont fait basculer l’école dans l’ère de l’hyper communication, une communication sans recul, où l’immédiateté, l’impatience et la réaction sont la norme, privant les relations de la pondération qu’offre l’écrit dans le cahier de correspondance. On ne prend plus le temps de différer son propos dans le temps, de le laisser maturer jusqu’à la grille de l’école, on ne prend plus le temps de se rencontrer et de se parler face à face, non plus.
La question du droit à la déconnexion se pose légitimement. Il y a quelques jours était rendu public un rapport parlementaire sur le « cadre de l’enseignement hybride et à distance » ; les auteurs, rappelant « les sollicitations très nombreuses de la part des élèves et des familles que les enseignants ont subies sur leurs messageries et téléphones privés, et bien au-delà, fréquemment, des horaires normaux de service » durant le premier confinement, estiment que le droit à la déconnexion de chaque enseignant « doit être garanti par l'administration ». On attend de voir ça gravé dans le marbre : cela reviendrait, pour l’Institution, à reconnaitre une partie du « travail invisible » des profs et la charge mentale qui l’accompagne…
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