Parus il y a quelques mois, deux livres sont immédiatement entrés dans la catégorie « ouvrage de référence », ceux qu’on consulte régulièrement, en fonction des débats du moment ou pour mettre de l’ordre dans ses idées, parce qu’ils bousculent l’ordre établi et la pensée dominante, en invitant à considérer l’histoire de la langue et de l’école pour mieux comprendre ce qui se joue aujourd’hui.
Dans « Le français est à nous ! », les linguistes Maria Candea et Laélia Véron entendent apporter les arguments linguistiques et historiques qui permettront de s’affranchir de la pensée automatique souvent à l’œuvre quand il s’agit de langue dans le pays de Molière. Le livre est sous-titré « Petit manuel d’émancipation linguistique », et c’est en effet de cela qu’il s’agit : s’émanciper, en déconstruisant les mythes accrochés à la langue et en donnant à réfléchir à nos représentations. Particulièrement quand on doit l’enseigner…
La langue de Molière
Les deux linguistes n’ont de cesse de rappeler que la langue est vivante, mouvante, et que la considérer comme figée dans le marbre n’a pas de sens. Candea et Véron comparent la version actuelle du Misanthrope avec la version originale, en notant que la langue d’époque est celle des imprimeurs, qui étaient en charge de la « question technique » qu’était l’orthographe utilisée à un moment où celle-ci n’était pas encore normalisée et pouvait varier d’un ouvrage à l’autre. « La langue de Molière », celle de l’auteur Molière, finalement, on ne le connaitra jamais, car il ne reste aucun manuscrit. « Molière est mort en 1673, avant la publication du premier dictionnaire unilingue de français (celui de Richelet, paru en 1680) et avant la publication du premier dictionnaire de l’Académie française. Plutôt que d’entretenir l’illusion qu’on parlerait et on écrirait le même français que Molière, ne serait-il pas plus instructif d’inclure dans l’enseignement général quelques repères sur l’histoire du français et d’expliquer comment faisaient Molière et ses contemporains pour écrire sans disposer d’aucun dictionnaire ou manuel de grammaire française ? ».
Le dictionnaire ou les dictionnaires ?
Ce rapport normatif à la langue est le principe même du dictionnaire. Pour Candea et Véron, les pratiques linguistiques ne sauraient coïncider avec la langue du dictionnaire, qui fige et choisit. « Les manuels et les dictionnaires peuvent avoir une grande influence symbolique (et idéologique). C’est donc un enjeu citoyen de permettre à tout le monde d’avoir une idée sur les tenants et les aboutissants de ce processus. Qui rédige les manuels et les dictionnaires et comment sont sélectionnés les échantillons de langue qui y figurent ? (…) Par exemple, le Dictionnaire de l’Académie française n’admet pas le mot « chirurgienne ». Peut-on pour autant dire qu’il n’existe pas en français, alors qu’il est attesté depuis le XVè siècle, qu’il est admis dans l’usage courant et qu’il apparait sous la plume de Balzac ou encore de Malraux ? ».
Une Académie française qu’on entend beaucoup mais dont le dernier dictionnaire date de 1935. Un nouveau est à l’écriture… depuis 1986.
Le masculin l’a-t-il toujours emporté sur le féminin ?
Ce sujet m’a particulièrement intéressé, car chaque année, mes élèves, les filles surtout mais pas seulement, sont choqués par cette règle qui veut qu’un seul élément masculin dans un groupe suffise pour désigner l’ensemble du groupe par un masculin pluriel, accords inclus.
Candea et Véron expliquent longuement que cette règle n’est pas toujours allée de soi et que jusqu’au XVIIè siècle, elle était en concurrence avec l’accord de proximité, qui consiste à accorder l’adjectif avec le nom le plus proche, comme Racine le fait dans Athalie en 1691 : « Consacrer ces trois jours et ces trois nuits entières ». De même, le participe présent se rapportant à un nom s’accordait, on disait « cette femme étante en bonne santé » ; on accordait les pronoms personnels utilisés comme attributs, une femme disait « enrhumée, je la suis aussi ». Madame de Sévigné, contre la règle imposée par les premiers académiciens de dire « enrhumée, je le suis » et non plus « je la suis », écrira ceci : « Vous direz comme il vous plaira, […] mais pour moi je croirais avoir de la barbe au menton si je disais autrement ».
Ici il faut bien comprendre ce qui guidait les académiciens et autres « grammairiens » interventionnistes » du XVIIè siècle comme Claude Favre de Vaugelas, dans leur volonté d’imposer la prédominance du masculin : « Le genre masculin, étant le plus noble, doit prédominer toutes les fois que le masculin et le féminin se trouvent ensemble ». Le plus noble. On comprend tout ce que la règle doit à la misogynie, à l’idéologie sexiste, comme en atteste cette phrase d’un autre académicien, Nicolas Beauzée : « Le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle ».
Constatant que le masculin générique l’emporte toujours, lui aussi (on dit "les hommes", pour parler des hommes et des femmes, des êtres humains en réalité), Candea et Véron font une proposition qui se révèle un intéressant exercice mental : le féminin générique, une semaine par an, dans toute la presse et sur tous les réseaux sociaux. « Si pendant une semaine nous entendions "bonjour à toutes" et nous lisions que "les françaises sont intéressées par les voitures électriques", "les dirigeantes européennes sont inquiètes", "les manifestantes battent le pavé", "le pouvoir d’achat des ouvrières est fragilisé" et "les actrices se préparent pour le festival de Cannes", tout en étant invitées (hé oui, messieurs) à comprendre que cela inclut aussi les hommes, les réactions qu’une telle expérimentation ne manquerait pas de susciter nous permettraient de saisir le caractère non anecdotique de ces questions ».
« Féminisation » de la langue, vraiment ?
De tels exemples montrent que les cris d’orfraie poussés aujourd’hui face à la « féminisation » de la langue, sont essentiellement la marque d’une méconnaissance de l’histoire de la langue, doublée d’une posture idéologique. Il est d’ailleurs ironique qu’on appelle « féminisation » ce qui relève historiquement, au contraire, d’une « résistance à la masculinisation du français » ! Ce sont les académiciens et grammairiens des XVII et XVIII siècle qui ont décidé de masculiniser la langue !
Le mot d’« autrice » est assez emblématique : il ne s’agit pas d’un mot inventé par des féministes radicale du XXIè siècle mais « d’un mot régulier, d’origine latine, formé exactement comme "actrice", "amatrice" ou "spectatrice" ». Mieux, l’édition 1863 du dictionnaire du Bescherelle indique que le mot provient du latin "auctrix ». Mais la littérature devait rester affaire d’homme : « Pas plus que la langue française, la raison ne veut qu’une femme soit auteur. Ce titre, sous toutes ses acceptions, est le propre de l’homme seul », écrivait l’avocat Sylvain Maréchal dans son « projet de loi portant défense d’apprendre à lire aux femmes », en 1801.
Enseigner la langue française
Longtemps, le français écrit n’a pas été pas fixe, les gens lettrés « négociaient leurs graphies », et moult écrivains « dédaignaient ce savoir technique », tel Stendhal pour qui le français et l’orthographe étaient des « divinités de sots ».
Après la Révolution, le projet fut de poser la langue française comme ciment du peuple, contre les langues régionales, et d’instruire le peuple dans cette langue (création du Comité d’instruction public en 1791). Problème : « personne n’était préparé, du point de vue pédagogique, à enseigner grammaire et orthographe aux enfants du peuple ».
C’est à partir du milieu du XIXè siècle que l’orthographe se transforme en problème national, lorsque l’école concerne de plus en plus d’enfant, y compris les filles, jusqu’ici peu concernées.
Il est intéressant de noter, nous disent Véron et Candéa, que la dernière grande réforme de simplification de l’orthographe date de 1835, après quoi « on s’est seulement posé des questions sur les moyens de l’enseigner », alors même qu’« il aurait fallu continuer à rationaliser l’orthographe pour l’adapter à un enseignement moderne et général ».
La grammaire scolaire n’est qu’une grammaire, pas LA grammaire
Il est profondément ancré dans les esprits que la grammaire, c’est ce qu’on apprend à l’école. Mais avant elle, les XVIIè et XVIIIè siècles ont connu de nombreux débats « d’élaborations théoriques de grammaires dites générales. Il s’agissait de comprendre les rapports entre langue et pensée, et d’établir des liens entre logique, grammaire, rhétorique et idéologie. Il n’y avait pas vraiment de grammaire scolaire, et l’acquisition de la grammaire allait de pair avec l’apprentissage du raisonnement et de la philosophie ».
Au XIXè siècle, les débats s’éteignent avec l’apparition de la grammaire scolaire : « Ses intentions sont pragmatiques : elle est tournée quasiment exclusivement vers l’enseignement de l’orthographe, qu’il ne s’agit pas de faire comprendre mais de faire apprendre. La grammaire scolaire est enseignée comme un dogme, précisément pour dissuader qui que ce soit de la soumettre à un quelconque examen critique. Par exemple, lorsqu’on apprend à l’école qu’il existe une catégorie nommée « adverbe », elle est présentée comme une évidence, alors qu’en réalité c’est une catégorie très problématique ».
« Au lieu de poursuivre la réflexion pour harmoniser et rationaliser les règles d’accord du participe passé, par exemple, tous les efforts sont portés sur les méthodes pour enseigner ces « chinoiseries », comme elles ont été qualifiées par un ministre de l’Instruction publique en 1891 ». Des règles d’accord que l’historien de la grammaire scolaire André Chervel qualifie de "petite catastrophe national" à cause nombre faramineux d’heures que cela engloutit durant le temps scolaire et à cause des piètres résultats obtenus ». Pour Chervel, la grammaire scolaire, « par des méthodes terroristes, fait le vide autour d’elle et oblige tous les grammairiens potentiels à travailler dans sa mouvance ».
« La grammaire scolaire n’est pas très élaborée »
« On croit souvent que la grammaire scolaire est digne de confiance, qu’elle est scientifique et repose sur des bases solides. Or, tout comme pour les dictionnaires, on oublie qu’elle est surtout une construction théorique, qu’elle obéit à la tradition, et qu’elle est le résultat d’une longue série de choix. Et il se trouve que précisément, sur le plan théorique, la grammaire scolaire n’est pas très élaborée ». Le complément circonstanciel a été introduit vers 1850, le complément indirect d’objet vers 1910, modifiant la catégorie des compléments direct et entrainant notamment la création du fameux complément direct d’objet, dont la seule utilité est « de permettre la formulation de la règle artificielle de l’accord du participe passé des conjugués avec "avoir" ». La grammaire scolaire s’est alors mise « à produire une profusion de nouvelles fonctions, aux contours flous […], pour boucher les trous du système au fur et à mesure qu’apparaissaient des exemples non classés ».
On comprend alors mieux ce que Candea et Véron appellent « le français fictif et rabougri des livres de grammaire ». En multipliant les catégories et la règles, la grammaire scolaire a érigé en exemple « un français fictif censé représenter le bon usage. Les choix qui ont été faits ont rétréci le domaine d’application de la grammaire comme une peau de chagrin. Au final, la grammaire scolaire n’est applicable que sur des textes artificiels, construits spécialement pour lesdites grammaires, ou bien sur des textes très soigneusement sélectionnés. C’est ce qui explique le triste paradoxe auquel sont confrontés toutes et tous les professeurs de français, lors de leurs leçons de grammaire. Dans une classe, il est absolument inenvisageable de faire analyser n’importe quel texte issu de la presse, d’une œuvre littéraire, d’une chanson ou d’une transcription de dialogue oral. Les catégories enseignées ne fonctionneraient tout simplement pas ; les élèves tomberaient à chaque ligne sur des contre-exemples et des exceptions ».
Faut-il réformer l’ortografe du français ?
(Ortografe, c’est ainsi que l’écrivait Molière). Candea et Véron rappellent que les premiers académiciens avaient fait le choix d’une orthographe comme outil de distinction sociale. Il s’agissait « pour les hommes de la noblesse et du clergé, de se distinguer des "ignorants" et des "simples femmes". Il fallait donc qu’elle soit la plus éloignée possible de la notation de la prononciation, et qu’elle se fonde le plus possible sur la connaissance du latin, qui n’était pas enseigné aux ignorants et aux simples femmes ».
Candea et Véron, partisanes d’une réforme de l’orthographe, expliquent d’emblée que plus personne ne promeut aujourd’hui une orthographe fondée uniquement sur la prononciation. « Il s’agit de réformer essentiellement en instaurant deux règles demandées par de nombreuses et de nombreux spécialistes de la langue depuis plus d’un siècle. La première rend cohérente la notation des mots d’origine grecque avec leur prononciation, en remplaçant, pour tous ces mots, les "ph", "rh", "th", "y" par des "f", "r", "t", "i" ; c’est un choix que toutes les autres langues romanes [portugais, espagnol, italien, roumain] ont fait depuis fort longtemps. La deuxième règle suprime les consones doubles qui n’ont aucune valeur fonétique ou distinctive. Cette règle permettrait d’unifier des ortografes actuellement aberantes : quelle logique et quel intérêt y-a-t-il en effet à écrire "donner" avec deux "n" et "donateur" avec un "n" ? Par contre, on comprend bien pourquoi il faut doubler une lettre dans "fille", "passé" ou "mettre", pour ne pas lire "fil", "pazé" ou "meutre". »
C’est exactement ce genre de simplification qu’avait opérées la dernière réforme d’ampleur, en 1835 : « On remercie vivement ces décideurs du XIXè siècle. Qui voudrait de nos jours revenir aux lettres suprimées et écrire à nouveau "adjuster", « saulmon", "faictnéant" ? ».
Etymologie et logique, vraiment ?
Candea et Véron écartent d’un revers de la main l’argument de l’étymologie, selon lequel l’orthographe des mots s’explique toujours par le latin et le grec. Si on écrivait vraiment selon des critères étymologiques, on devrait écrire "stile" et non "style", "œconomie" et non "économie". Si on appliquait la graphie "ph" à tous les mots d’origine grecque, on devrait écrire "phantôme" et non "fantôme". Quant à l’accent circonflexe, d’abord rejeté par les académiciens puis réintroduit et aujourd’hui violemment défendu : celui de "théâtre" n’a rien d’étymologique. En revanche, pourquoi ne pas l’utiliser pour distinguer la conjonction de coordination "ou" de l’adverbe "où", en lieu et place d’un accent grave sur le "u" qui n’existe que pour ce mot (une touche de clavier rien que pour lui !) ?
Et puis, pourquoi écrire "compote" avec un "t" et "carotte" avec deux ?
Les débats sur une réforme de la langue ne datent pas d’aujourd’hui. Candea et Véron notent qu’en 1969, le linguiste André Martinet estime que l’enseignement de la grammaire pour l’orthographe « absorbe près du tiers de l’énergie des instituteurs et de leurs élèves » et que tout cela se fait au détriment de l’apprentissage des véritables finesses de la langue, compréhension des textes, enrichissement du vocabulaire, acquisition des bases de la rhétorique… « Que de longues heures consacrées à l’école à la dictée et à la grammaire puissent avoir été du temps lamentablement perdu est une pensée absolument intolérable », selon Martinet.
Pour Candea et Véron, devant ce constat il n’y a que deux choix possibles : augmenter la durée du temps scolaire, consacrer plus de temps à l’enseignement de l’orthographe, généraliser à nouveau l’enseignement obligatoire du latin et du grec ; ou rendre l’orthographe plus facile afin « de laisser plus de temps à l’étude de ce qui permettra l’expression soignée et riche du français ».
A suivre, seconde partie : « Quelques idées reçues l’école battues en brèche par un historien de l’éducation » (Claude Lelièvre, dans « L’école d’aujourd’hui à la lumière de l’histoire).
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