3 exemples d’arrangements avec les chiffres à des fins de communication à l’Education nationale

Hôtel de Rochechouart, ministère de l'EN, Patrick Janicek / Flickr / Creative commons

En quelques jours trois « séquences », comme disent les politiques, sont venues montrer chacune à leur manière combien rue de Grenelle on savait utiliser, à des seules fins de communication, l’annonce officielle de chiffres sans commune mesure avec la réalité.

Covid-19 : le nombre de cas positifs très en deçà de la réalité

Sur le terrain on sentait bien depuis la rentrée de septembre, un peu intuitivement, sans pouvoir le prouver, qu’il y avait davantage de cas d’élèves (et même d’enseignants) positifs au Covid, vu ce qu’on constatait au quotidien dans nos écoles, que ce qui était annoncé officiellement à la TV ou à la radio. Rapidement, on a compris que tout était fait pour éviter une croissance spectaculaire du nombre de positifs à l’école et même les minimiser. Ce n’est pas très compliqué, si vous ne voulez pas voir la température s’afficher, il suffit de casser le thermomètre : la définition du cas contact à l’école évolue, la jauge pour fermer une classe aussi, on passe de 1 à 3 cas positifs pour une fermeture, or il est très difficile de trouver 3 cas simultanés, avec les délais pour les tests et les résultats, bref, quand le ministre annonce fièrement que la situation est « sous contrôle » dans l’Education nationale, (la preuve : peu de classes ferment), chez les profs on a un sourire narquois.

Il faudra le boulot de plusieurs journalistes pour établir précisément l’ampleur de la désinformation ministérielle. Les vrais chiffres de la contamination chez les enfants existent, ils viennent de Santé Publique France et sont consultables par tous, il suffit de recouper avec les chiffres donnés rue de Grenelle. C’est ce qu’a fait « Checknews », le service debunkage de Libération, « Les décodeurs », celui du Monde, et aussi AEF info, qui résume tout dans un graphique édifiant.

On notera qu’il y a deux temps dans cette comparaison : avant les vacances de la Toussaint, les deux courbes suivent la même dynamique, même si les chiffres de SPF sont jusqu’à 10 fois plus élevés que ceux du ministère selon les régions. Après la Toussaint, en revanche, la dynamique s’inverse : alors que les chiffres de SPF montrent une envolée du nombre de cas chez les enfants, les chiffres du ministère vont en diminuant ! Dans certaines régions, ils sont jusqu’à 20 fois inférieurs à la réalité…

(Et encore, sans doute les chiffres de SPF sont-ils encore en-deçà de la réalité : nous sommes nombreux à entendre et à constater sur le terrain que beaucoup d’enfants sont désormais peu testés, ils ne sont pas tous positifs certes mais certains le sont et n’apparaissent pas dans les chiffres officiels).

Le loup levé, le ministère expliquera en substance que c’est pas de sa faute, qu’il se fonde sur les chiffres des parents et des ARS. N’empêche, la semaine d’après, ses chiffres étaient en nette augmentation, bizarrement.

Grève : sous-estimer le taux de grévistes, une habitude désormais bien ancrée au ministère

Suite à la reprise du lundi 2 novembre, lors de laquelle les profs ont dû gérer à la fois un nouveau protocole sanitaire peu en phase avec la réalité des groupes-classe à 30 élèves, et un hommage à Samuel Paty très édulcoré, le tout sans possibilité de préparation, un préavis de grève est posé pour le mardi 10 novembre. Les chiffres officiels du taux de grévistes donnés par le ministère ce jour-là ne sont pas très élevés : 8,78 % dans le premier degré et 10,36 % dans le secondaire.

Les syndicats annoncent quant à eux un taux de grévistes supérieur, comme d’habitude (20 % dans le primaire et jusqu’à 45 % dans le secondaire). Alors, qui a raison ? Spontanément on a tendance à penser que les syndicats gonflent les chiffres et que ceux du ministère sont plus proches de la réalité.

Sauf qu’on sait depuis des années que les chiffres du ministère ne sont pas fiables, nettement en deçà de la réalité, particulièrement pour le secondaire. En 2014, Pascal Bouchard, fondateur du site spécialisé Touteduc, et Laurent Frajerman, enseignant chercheur spécialiste des politiques éducatives, se sont penchés sur la manière dont les chiffres officiels sont collectés, mettant en évidence les biais dans ce système de comptage.

- en primaire, sont comptés comme non-grévistes : les instits en arrêt maladie, ceux en temps partiel n’exerçant pas ce jour-là, ceux en congé maternité, en congé parental, etc. Bref, le nombre de grévistes est ramené au total des enseignants de primaire, école privée sous contrat incluse, et non à ceux en poste ce jour-là.

- en secondaire, c’est pire encore : la remontée du taux de gréviste se fait à 9 heures du matin, seulement sur un panel d'établissements, et ne prend en compte que les profs grévistes ayant habituellement cours à 8 heures ce jour-là, tous ceux qui commencent plus tard ne sont pas comptabilisés (mais leur journée de salaire sera bien déduite…), ce qui peut faire beaucoup. Là aussi, sont comptabilisés comme non-grévistes tous les profs en arrêt maladie, en congé maternité, parental, etc.

D’après Bouchard, on « peut estimer à 10 points la sous-évaluation du pourcentage de grévistes par l’administration ». Bouchard note que du temps d’Allègre, deux chiffres étaient donnés : « un pourcentage au regard du nombre d’enseignants en poste et un pourcentage au regard du nombre d’enseignants attendus. La droite a supprimé ce double comptage et la gauche semble en ignorer la possibilité ».

D’après Laurent Frajerman, il ne serait pas très difficile de savoir à peu des choses près le taux de grévistes a posteriori et le ministère a parfaitement le moyen de l’établir : il suffit de s’appuyer sur les listes de grévistes que les rectorats donnent au Trésor Public afin de ne pas les payer pour cette journée de grève !

En attendant, le ministère se garde bien de modifier un système de comptage tout à fait trompeur dont il tire bénéfice dans sa communication, en sous-estimant largement la mobilisation des profs, affaiblissant ainsi la portée des grèves enseignantes.

Augmentation : la montagne qui accouchait d’une souris

Cette semaine le ministre Blanquer a annoncé qu’« un tiers des professeurs titulaires sera augmenté en 2021 ». Ce sont surtout les profs débutants qui en bénéficieront, ils toucheront 100 € nets mensuels supplémentaires, puis c’est dégressif jusqu’au 7ème échelon, où on touchera une trentaine d’euros en plus chaque mois. Après, plus rien, y compris pour les 110 000 AESH (accompagnateurs d’élèves handicapés). Ce sont donc 69 % des profs n’auront pas d’augmentation et devront se contenter de la « prime d’équipement » de 150 € en janvier, qui servira à peine à payer l’encre de leur imprimante pour l’année.

Avant d’aller plus loin, il faut faire deux remarques : d’abord on est très contents pour les jeunes enseignants qu’ils puissent gagner davantage que ce qu’on gagnait quand on a commencé. C’est très bien ainsi. Cela ne doit pas nous empêcher de déplorer que seuls 31 % des enseignants aient eu droit à une prime, le pouvoir d’achat des autres baissera une nouvelle fois en 2021 (signalons que la prime concerne les premières années du métier, alors que c’est au bout de 15 ans que l’écart est le plus important avec les profs étrangers). Deuxièmement, on est bien conscient que, par les temps qui courent, se plaindre de ne pas être augmenté ne sera pas bien vu par l’opinion, au moment où certains se retrouvent dans de sales draps professionnellement et financièrement. Mais voilà : c’est en ce moment que notre sort se joue, ça tombe mal mais c’est comme ça, on n’a pas décidé du calendrier, et si on doit crier, c’est maintenant, le train ne repasse pas toujours, et en matière d’augmentation à l’EN, c’est déjà rare qu’il passe.

Un petit rappel s’impose : les profs français sont en moyenne payés 22% de moins que leurs collègues étrangers, mais également nettement moins que les autres cadres A de la fonction publique. En 1980, un jeune prof gagnait 2 fois le SMIC, ce n’est plus que 1,3 fois en 2020. Le pouvoir d’achat des profs est en chute libre depuis maintenant bientôt 40 ans, et singulièrement depuis les années 2000 (les indicateurs de l’OCDE sont sans pitié sur ce sujet).

L’enveloppe annoncée par JMB pour l’augmentation des profs en 2021 (500 millions) n’est pas anodine et fait de l’effet à l’opinion. Mais comme le dit P. Watrelot, « une prime n’est pas un salaire, agir sur l’attractivité n’est pas un réel moyen de rattraper le retard, une augmentation qui ne concerne que 30 % des enseignants n’est pas une revalorisation (…). De fait, la prime annoncée ne compensera même pas la perte de pouvoir d’achat due à l’inflation... Si un enseignant à l’échelon 5 n’avait pas changé d’échelon entre temps il lui faudrait 234 euros en plus par mois rien que pour rattraper l’inflation depuis 2010 ».

On voit que la prime annoncée n’est pas aussi formidable qu’annoncée, mais il faut aussi la mettre en résonnance avec les propos tenus depuis un an au sujet de la fameuse revalorisation promise par l’exécutif, JMB en tête. Florilège :

- automne 2019 : alors que la réforme des retraites fait des enseignants les futurs dindons de la farce, Blanquer communique à fond sur la revalorisation historique, le chiffre de 10 milliards d’euros dédiés aux salaires des profs est affiché en lettres lumineuses sur le fronton de la com’ blanquerienne ;

- le 6 janvier, JMB tweete : « Nous sommes à l’aube d’une revalorisation historique des professeurs » ;

- 19 février 2020, à France Info : les hausses de salaire « ne seront pas des clopinettes, sur une vie ce sera plusieurs dizaines de milliers d’euros », « l’objectif c’est que nous soyons au cours de la décennie 2020 un des pays qui paye le mieux ses professeurs », il y a aura un « cycle d’augmentations comme il n’y en a pas eu dans le passé »

- 26 février 2020, à France Inter : « faire du prof français le professeur le mieux payé d’Europe, en mettant le paquet ».

On mesure en considérant ces propos l’écart qui les sépare des mesures annoncées cette semaine. Le ministère a beau assurer que ce n’est le début d’un long chemin semé de billets de 500 €, ce n’est pas de cette manière que les profs français seront un jour les mieux payés d’Europe ! Seule une loi de programmation gravant les choses dans le marbre pour les années à venir permettrait éventuellement d’y croire un peu plus, mais cette loi pourtant promise par JMB n’apparait plus dans ses discours, contrairement aux contreparties à l’augmentation…

Communiquer ainsi sur des sommes importantes versées aux enseignants fait forcément le jeu du ministère, l’opinion publique a l’impression que les profs sont choyés. En septembre 2019, par exemple, JM Blanquer annonce partout que les profs seront augmentés de 300 € en 2020. En réalité, il s’agit de 300 € bruts, annuels, et ils ont été décidés sous Hollande… Peu importe, on a pris l’habitude rue de Grenelle, pour les salaires comme pour les autres sujets, de s’arranger avec les chiffres afin d’en tirer bénéfice.

La réalité, elle, est têtue : depuis l’arrivée du ministre en 2017, compte tenu de l’inflation, 96 % des profs ont vu leur pouvoir d’achat baisser (infographie Les Stylos Rouges).

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