L’école en quarantaine

@ Jens Schlueter / AFP

C’est peu dire qu’on était tous un peu sonnés, ce vendredi 13 mars matin, quand on s’est retrouvés dans le hall entre collègues, quelques minutes avant de rejoindre nos élèves et de monter dans nos classes. Plongés, depuis la veille au soir et l’annonce du président Macron, dans l’inconnue la plus totale, sans la moindre information, un peu hébétés. On a juste eu le temps de partager rapidement nos ressentis, certains ont dit comment ils allaient en parler aux élèves et zou, c’était parti.

Durant la montée des escaliers avec ma classe je me suis senti dans la peau d’un préfet un soir de tempête, devant le flot de journalistes, pas de commentaires pour le moment, vous en saurez rapidement plus, un peu de patience. Une fois en classe, j’ai fait un lent geste de la main pour indiquer à mes élèves qu’ils pouvaient baisser la leur, je leur ai dit qu’on allait d’abord se concentrer sur la dictée, une sacrée autodictée en plus, une leçon de sciences longue comme le bras avec des mots comme œsophage et déglutition, et qu’ensuite seulement, promis, on prendrait le temps de parler.

Je sais que je ne sais rien (pédagogie de l’exceptionnel sans information à donner)

La vérité, je la leur ai dite, avec les formes bien sûr : on ne sait rien, je suis incapable de leur dire à quoi vont vraiment ressembler les semaines à venir. On attend les informations, on doit se réunir ce midi pour parler entre enseignants, je les tiens au courant évidemment. Mais ils peuvent se mettre deux choses dans la tête : 1. cela va durer plusieurs semaines ; 2. Ils ne sont pas en vacances avant trois semaines, d’ici là ils auront à travailler.

Comment ? C’est encore très flou, mais ça je le garde pour moi. Ce que je sais, c’est qu’à ce stade du CM2, à quelques mois de les lâcher sur le chemin du collège, il n’est pas question de les laisser en jachère 5 semaines durant ou plus, c’est un coup à saboter leur fin d’année. Donc on passe ce contrat : je leur enverrai chaque jour du travail, je ferai tout pour qu’il soit varié, pas rébarbatif, mais eux doivent le faire avec sérieux.

La FAQ débute : est-ce que ce sera du travail sur ordinateur ou sur le cahier, est-ce qu’il y aura des leçons à apprendre, est-ce qu’il y aura des poésies, du sport (!), et comment faire si j’ai juste un iPad mais pas d’ordi, moi papa va devoir travailler sur l’ordi de la maison je ne vais pas pouvoir aller dessus, et comment on fait si on n’y arrive pas, est-ce qu’on peut vous demander, au fait combien d’heures de travail par jour ça va faire… Autant de questions pertinentes, je n’ai pas toutes les réponses, mais je réponds le plus précisément possible malgré tout, l’important est de rassurer, de donner une ligne directrice.

A 11 h 30, je laisse ma troupe et file à la réunion avec les collègues.

Créer un lien avec les familles

Mauvaise surprise : on n’a aucune nouvelle info. La directrice n’a rien d’officiel à nous annoncer. Du coup, la discussion tourne autour de deux thèmes : quel type de travail projette-t-on de donner à nos élèves ? Par quel moyen ?

Forcément, on voit les choses différemment selon qu’on a des petits CP ou  des grands CM2 (j’imagine, en maternelle…), les "petites classes" ont surtout prévu de faire lire, un peu écrire, et c’est très bien comme ça ; côté "grands", l’autonomie et la familiarité avec l’ordinateur devrait permettre davantage. On n’est pas tous d’accord : faut-il essentiellement faire des révisions ou avancer aussi sur de nouvelles notions ? Pour ma part, je me dis qu’un certain nombre de notions peuvent être abordées à distance, notamment en français (orthographe). Plus difficile en revanche d’attaquer la proportionnalité, ou, pour les CM1, les fractions…

On échange les premières idées, les premières ressources, on se dit surtout qu’il faudra rester en contact pour se refiler les tuyaux. On parle de classe inversée, de capsules vidéo, les plus anciens et les moins à l’aise avec l’informatique et internet ont décroché.

Reste à savoir comment donner les infos aux familles. Dans le secondaire, Pronote jouera parfaitement son rôle d’interface entre école et famille, mais dans le premier degré, rien de tel. Il y a ici ou là des ENT (espace numérique de travail) qui permettent un lien direct avec les familles, mais nous n’avons pas d’ENT à l’école. Il y a bien des sites type Klassroom qui recueille tous les suffrages, mais rien d’officiel et surtout, rien qui vaille pour tous sur le territoire. Du coup, ça bidouille.

Babeth a une idée : on se crée chacun une adresse mail spécialement pour communiquer avec les familles. Communiquer quoi, on ne sait pas encore, mais l’important est d’établir un lien, une tête de pont, parce qu’après, quand les élèves seront dans la nature, ce sera trop tard. On rédige un mot aux parents qui leur demande de nous envoyer leur adresse mail sur cette adre afin qu’on puisse constituer une mailing-list et leur envoyer le travail pour les élèves.

C’est précisément au moment où on va chercher nos élèves, à 13 h 30, qu’on reçoit enfin une information officielle via la directrice, l’information ne concerne pas les élèves mais nous : lundi matin, à 8 h 30, nous devrons être présents à l’école. Pour quoi faire ? Mystère. Ceux qui ont des enfants à garder peuvent demander une autorisation spéciale d’absence.

Ça part dans tous les sens sur tout le territoire

Après la correction de la dictée (plutôt bonne), celle des maths, je prends à nouveau un temps avec les élèves : je leur donne le mot pour les parents, on parle de l’adresse mail créée, de son rôle (ne commencez pas à m’écrire 4 fois par jour pour me dire ce que vous avez mangé, ce n’est pas le but, je ne vous répondrai qu’en cas d’urgence pédagogique !), on prépare scrupuleusement le cartable, ciblant les cahiers et les manuels qui serviront durant les semaines à venir.

Quand on se quitte l’ambiance est étrange, il y a un air de grandes vacances mais pour de faux, on sait tous que l’année n’est pas finie, on sait tous qu’on ne sait pas trop ce qui nous attend.

Dans le métro, qui s’est quand même un peu vidé cette semaine il me semble, je vais sur les réseaux sociaux pour prendre le pouls. Hier soir, j’ai découvert que dans les endroits où les écoles sont déjà fermées (plus de 300 000 élèves étaient déjà chez eux hier), chaque académie fait un peu ce qu’elle veut, chaque école ce qu’elle peut : envoi des cours par courrier aux parents, ou par mail avec liens internet, classe virtuelle, passage par une application, par Canopé, par le site du CNED, corrections du travail par les enseignants ici, mais pas là… Dans certains endroits les profs sont même disponibles par téléphone aux horaires de classe.

Cette incroyable hétérogénéité se poursuit au lendemain de l’annonce du président Macron :  les consignes officielles varient grandement d’une académie à l’autre.

 

Autant dire que j’attends les consignes de mon cher ministre avec impatience.

Blanquer cause dans le poste

Au 20 heures de France 2, le ministre est venu accompagnée d’une infectiologue. Rapidement, je comprends qu’une fois de plus, il est surtout venu pour parler aux parents et les rassurer, bien plus que pour donner des informations concrètes pour les profs.

« Beaucoup de parents ont reçu aujourd’hui les adresses de connexion et même pendant le weekend  ils vont continuer à les recevoir ». Quelles adresses ? Quelle connexion ? Je suis prof et je suis parent, aucun des deux n’a eu l’info. Parle-t-il du site du Cned ? « Sur le plan technique nous sommes organisés. De même c’est de très grande qualité ce qui se passe au travers de "Ma classe à la maison" ». Pour l’heure, chaque fois que j’ai cherché à me connecter sur "Ma classe à la maison" j’ai eu beaucoup de mal. Et puis, quel est le message, exactement ? Ici le ministre ne parle pas du tout des profs mais semble considérer que c’est aux parents d’aller chercher des contenus sur le site. D’une part, ça ne cadre pas avec ce qui se passe sur le terrain, où les parents attendent les consignes précises des profs (j’ai eu un message sur Pronote, pour mon fils en 5ème : on nous enverra le travail et les liens par matière), d’autre part cela n’a pas de sens d’un point de vue pédagogique : comment les parents, même s’ils ont accès à une large banque de données, sauront articuler les apprentissages, quelles notions étudier, de quelle manière, en parfaite cohérence avec les progressions de classe de leur enfant ? Cela risque fort d’être du saupoudrage.

Quant à savoir, enfin, si les profs doivent se rendre dans les écoles lundi : « Les établissements sont ouverts pour les adultes. Le chef d’établissement est là, certains professeurs vont venir et d’autres pas : certains parce qu’ils sont malades, d’autres parce qu’ils ont un enfant dont ils s’occupent, certains parce qu’ils font du télétravail et d’autres viendront parce que c’est mieux pour eux ». Si vous avez compris ce que je dois faire, n’hésitez pas à me le dire.

Un peu plus tard dans la soirée, ce tweet d'un syndicaliste reçu au ministère dans l'après-midi.

Mille et un doutes

Au soir de la fermeture des écoles en France, je suis à la fois excité et perplexe.

Excité, parce que je ne peux m’empêcher de me dire que je vais être amené à réfléchir à de nouvelles manières d’enseigner, je sais que je vais faire de belles découvertes quand je me mettrai en recherche de ressources pour mes élèves, je sais que je peux compter sur la #teamPE pour m’enrichir, je me dis même, soyons fou, que ma pratique pourrait être durablement impactée par cette nécessité à la renouveler. Au pire, je suis presque sûr de tomber sur quelques pépites.

Mais je suis également inquiet. Je ne sais pas trop comment je vais me débrouiller pour travailler correctement avec trois enfants à la maison à garder, à faire travailler et à occuper sainement. Inquiet surtout parce que j’ai parfaitement conscience de la profonde inégalité qui plane au-dessus de cette période à venir, pour mes élèves. Parce que certains seront livrés à eux-mêmes, parce que tous n’ont pas les mêmes facilités d’accès au travail que je vais leur donner, parce qu’il leur sera difficile de travailler, seuls, bien sûr ce sont les plus en difficulté qui vont morfler, les écarts vont se creuser, parce que je ne serai pas là pour ceux-là qui peinent, pas comme en classe, quand je m’arrête auprès d’eux pour reformuler, réexpliquer, prendre une ardoise et faire un schéma, quand je passe à travers les rangées pour identifier qui n’a pas compris mais n’ose pas le dire, pour relancer untel qui rêve, pour encourager cet autre qui hésite, pour corriger celui qui est allé trop vite et celui qui croyait avoir compris et accompagner leur correction à tous deux…

Bref, faire mon métier.

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