C’était Bintou

@CHARLY TRIBALLEAU / AFP

Voilà, c’est la fin. Une année de plus a passé, dix mois de classe bien remplis, avec leur lot habituel de satisfactions et de frustrations, de découragements et d’emballements, de déceptions et de révélations – et entre ces bornes tout le panel des émotions enseignantes. Nous sortons tous, élèves et profs, éreintés de ce mois de juin : les journées y sont longues et chargées en travail (évaluations, livrets) et en événements (kermesse, chorale et tutti quanti), les nuits sont souvent courtes et, cette année, la chaleur a bien apporté son écot à la fatigue. Juillet venant, c’est enfin l’apaisement, pas encore la lenteur estivale mais la décélération est en cours : au rythme effréné des dernières semaines a succédé le temps de profiter des bonnes choses, les uns des autres.

Pour nos CM2 ces moments sont forcément particuliers, ce sont leurs derniers dans l’école, l’année prochaine ils redeviendront les petits, l’idée a de quoi angoisser. Alors ils vivent pleinement les heures qui restent, sont collés les uns aux autres, se font de grandes déclarations et viennent voir les profs pour leur demander un autographe en souvenir.

Une fois n’est pas coutume, ce sont mes casse-pieds qui sont partis les premiers : d’habitude ils restent jusqu’au bout, ces oiseaux-là, pendant que vous perdez prématurément parmi les élèves les plus chouettes.

Moi, tant qu’il me reste Bintou, je suis heureux.

Bintou, c’est mon bonheur de l’année. Ma perle, mon enchantement, mon paradis de prof, le sucre qui efface toutes les amertumes.

C’est drôle, je ne l’ai pas vue venir, Bintou. Oh, je l’avais bien remarquée, dans la cour, les années précédentes : difficile de ne pas la voir, avec sa tête de plus que les autres, son gabarit de collégienne dès le CE2, sa puberté précoce. Avec sa grande carcasse, sa démarche pataude, son air penaud et sa discrétion, elle ne diffusait pas vraiment l’idée d’une finesse cachée, d’un brio couvé, et j’avais momentanément figé une image peu flatteuse d’elle, comme quoi on a beau être averti et peu enclin aux étiquettes, on est un peu con parfois.

C’est avec cette image d’elle que j’ai démarré l’année, j’étais sacrément loin du compte mais quelque part tant mieux, la découverte était inattendue, elle fut pleine et entière, enchanteresse.

Bintou est l’ainée de cinq, trois petites sœurs et un petit frère de quelques mois, c’est dire la mère est occupée, et comme le père travaille comme un damné sur les chantiers, c’est souvent Bintou qui s’est occupée des petits cette année. Responsable, douce, ferme juste ce qu’il faut avec ses sœurs : ça lui a forgé un caractère, l’ainesse, à Bintou. Cette paisible sagesse l’accompagne en classe : c’est une élève d’une grande régularité, placide, qu’on entend peu, mais qui écoute attentivement et qu’on écoute attentivement, si vous voulez qu’un élève reformule une consigne orale, demandez-lui : elle sait toujours ce qu’il faut faire et tout le monde prêtera l’oreille.

Chez Bintou on ne lit pas beaucoup. Pourtant Bintou non seulement lit très bien, mais comprend les textes avec une certaine finesse. Il lui manque juste un peu de littérature, comme on disait autrefois, mais comment peut-il en être autrement.

Chez Bintou, on parle français, mais on parle surtout bambara. Pourtant son niveau de langue française, à l’écrit comme à l’oral, est bon, très bon même. Le plus souvent, c’est en conjugaison que les enfants qui lisent peu et dont la langue maternelle n’est pas le français, ont le plus de mal. Passé simple, temps composés, les tournures littéraires et complexes leur sont souvent totalement étrangères. Bintou a compris, elle, que seul le travail méthodique pouvait combler ses déficits : apprendre les terminaisons, comprendre les structures, appréhender les usages, percevoir la logique contextuelle, et appliquer avec rigueur. De mes 30 élèves, c’est elle qui conjugue le mieux, aujourd’hui.

Chez Bintou, personne pour aider aux devoirs, faire réciter les leçons. Pourtant Bintou fait toujours ses devoirs consciencieusement, même si tout n’est pas juste, et ses leçons sont parfaitement sues. Deux fois par semaine, elle est aidée dans l’école par une association d’aide aux devoirs. Les autres jours, Bintou reste à l’étude. Certains y lambinent, évitent, louvoient et en sortent sans avoir tout fait. Elle, imperturbable, métronome, apprend, écrit, finit et rentre chez elle la conscience tranquille, prête pour d’autres tâches, prête à seconder sa mère.

Puis, Bintou a de l’humour. Son niveau de compréhension est au-dessus de la moyenne. Ca tombe bien, j’aime bien lancer, à l’occasion, une petite vanne, faire un trait d’esprit. Certains passent à côté, ont besoin d’un surligneur : Bintou, elle, a les yeux rieurs, un petit rire de gorge, ceux qui n’ont pas compris peuvent éventuellement lui demander de décrypter.

Bintou avait un souci en résolution de problème, en début d’année. Je la voyais peiner, triste de ne pas y parvenir, buter contre un mur invisible. Comme d’autres. A tous j’ai conseillé : de prendre son temps, de laisser le stylo de côté et de lire d’abord plusieurs fois l’énoncé, d’imaginer l’histoire racontée par le problème, de faire des dessins, des schémas, de faire des essais, surtout, de chercher et de ne pas se décourager, de toujours vérifier si le résultat est pertinent. Et de rester s’entrainer avec moi en soutien. Elle a fait tout ce qu’il fallait, a suivi les conseils à la lettre. Le jour où elle a quasiment réussi les 5 problèmes de l’évaluation (seule une petite erreur de calcul l’a privée du grand chelem), je l’ai félicitée devant tout le monde et encouragé les autres à suivre son exemple : Bintou incarne l’idée même de progrès, le fait que tout est possible si on s’en donne les moyens.

Bintou est devenue le baromètre de ma classe : quand Bintou n’a pas compris quelque chose ou fait trop d’erreurs dans son cahier, c’est le signe que bien d’autres sont perdus et donc que j’ai loupé mon coup, que je dois revoir ma copie (car elle est hors de cause, c’est certain).

Bintou est une élève qui valorise votre pédagogie, qui hausse votre professionnalité, qui valide vos efforts, qui justifie à elle seule tout votre investissement, le travail que vous vous échinez à concevoir et à mettre en place : elle sait se saisir de tout ce que vous faites, de toutes vos remarques, de toute votre aide. Elle réussira, et vous aurez l’impression que c’est grâce à vous.

Bintou a embelli ma classe, a son contact les autres élèves avaient une attitude plus mature, plus sage, un comportement meilleur, étaient plus calmes.

C’était Bintou. Hier, elle est partie.

Suivez l'instit'humeurs sur Facebook et sur Twitter @LucienMarboeuf.