« Vous pensez que mon fils est plutôt matheux ou littéraire ? »

@Martin Gautron /Creative Commons

C’est la question que m’a posée le père d’un élève cette semaine, lors d’un entretien. Je l’ai regardé, j’ai souri, je lui ai demandé, comme je fais toujours dans ce cas-là « et vous, vous en pensez quoi ? ».

Cette question m’a toujours laissé perplexe. Peut-être est-ce dû au fait que je suis assez polyvalent, que j’ai fait un bac C en ayant mes meilleures notes en histoire, en philo et en français, mais je me suis toujours senti à la fois scientifique et littéraire et je n’ai jamais compris qu’il y ait, forcément, telle une évidence ou une fatalité, à n’être que l’un, ou l’autre. J’ai toujours vécu comme une restriction l’injonction à prendre parti.

Maintenant que je suis enseignant, je suis convaincu que cette hémiplégie forcée relève de la construction.

Il n’y a pas de cerveau matheux ou littéraire

Autant être clair tout de suite, en l’état actuel de la recherche, rien ne permet de dire qu’il y a des cerveaux plus littéraires et d’autres plus matheux. L’imagerie a montré qu’il n’y a pas de prédisposition naturelle pour les lettres ou les maths, et l’opposition entre cerveau gauche et cerveau droit n’a plus cours aujourd’hui.

« On peut dire que c’est une certaine vogue éditoriale qui, à partir du milieu des années 1990, se mit à donner de l’asymétrie cérébrale une image de plus en plus caricaturale : le cerveau gauche serait donc analytique, logique, occidental et masculin tandis que le cerveau droit serait intuitif, créatif, oriental et, évidemment, féminin (…). Force est pourtant de constater que nous n’avons qu’un cerveau (…). Hémisphères droit et gauche font mieux que collaborer, ils partagent et traitent la même information, en la colorant simplement différemment. Cette asymétrie, qui semble accompagner le développement du monde biologique dans sa complexité, se conçoit dans la complémentarité et non la concurrence. Les compétences individuelles, les propensions de chacun, ses qualités et ses défauts, sont l’expression de l’individu dans sa singularité, et non celles d’un hémisphère ou de l’autre », explique le chercheur en neurosciences Laurent Vercueil.

Si l’on y réfléchit, une telle opposition entre matheux et littéraire est relativement moderne. Longtemps, la pensée, la science et l’art ont fait bon ménage. Dans l’Histoire les grands penseurs ont souvent été tout à la fois mathématicien, philosophe, scientifique (astronome, médecin, biologiste, physicien…) et, souvent, poète, écrivain, artiste. Les Grecs bien sûr, pour qui la compréhension des Lois de la Nature et de l’Univers est un préalable à toute réflexion sur l’Homme, mais aussi les penseurs et savants arabes du Moyen-âge (Al-Baghdadi, Averroès, …), ceux du XVIIème siècle et des Lumières, (Pascal, Descartes, Leibniz, Spinoza, Newton, Diderot, D’Alembert, Kant…) : jusqu’au XIXème siècle régnait un savoir sans compartiment, sans frontière, au contraire les différents domaines de la connaissance se nourrissaient les uns les autres, la transdisciplinarité était une évidence.

Rien, dans l’Histoire de l’Homme ou dans les recherches les plus récentes, ne valide l’opposition matheux / littéraire.

Et pourtant, d'après un sondage de 2017, 33% des français se disent plutôt littéraires, 35% plutôt matheux, 14% les deux à la fois et 15% ni l'un ni l'autre (49% des femmes se disent littéraires, 43% des hommes matheux). En effet, il est tout à fait possible qu'au bout du compte, on se perçoive, et même qu'on devienne plutôt matheux ou littéraire ; mais c'est le résultat d'un parcours personnel, fait de réussites et d'échecs, d'accidents et de réparations multiples et variés, pas de prédispositions naturelles.

Clichés, croyances, réussites

Tout enseignant de primaire peut voir au quotidien qu'un élève a de meilleurs résultats dans tel domaine, qu'un autre est plus à l’aise dans telle discipline, et il y a chez la plupart des élèves une préférence pour les maths ou le français. Dans la plupart des cas, ce n’est que fonction de leur réussite dans cette matière. C’est même le fait d’être en réussite qui entraine un intérêt supérieur pour ce domaine, chose tout à fait naturelle, j’ai davantage de goût pour ce qui me valorise, davantage d’attirance vers ce qui me procure satisfaction. Il y a ainsi une spirale positive ou négative qui s’installe très tôt chez l’élève, qui creuse le sillon de son appétence pour le français ou les maths, par exemple, en fonction du plaisir qu'il retire à travailler, donc de son degré de réussite.

Mais qu’est-ce qui fait que l’élève est, ou non, en réussite en français ou en maths ? Un talent inné ? Un don naturel ? Des "facilités" ? Peut-être, mais très à la marge, un infime pourcentage d’individu peut en effet avoir des prédispositions naturelles pour tel ou tel domaine, c’est possible. Inversement, existe-t-il une incapacité spontanée, une incompatibilité naturelle entre un élève et une matière ? A la marge, encore une fois, de façon très exceptionnelle. Pour Jo Boaler, chercheuse à Stanford, seuls 2 ou 3% de la population éprouvent des difficultés réelles à apprendre les maths, mais les 97% ou 98% restant sont parfaitement capables de faire des maths, même à haut niveau.

Bien sûr il y a les élèves dysorthographiques, dyslexiques, dyscalculiques, dyspraxiques, pour eux les difficultés sont indéniables (on peut agir sur elles, à condition d’être formé…), mais dans l’ensemble, sauf cas particulier, il n’y a aucune raison qu’en primaire, un élève soit "naturellement" largué en français ou en maths.

Une autre croyance, tenace, dit que les filles seraient davantage littéraires et les garçons plus matheux. Une récente étude du CNRS a prouvé grâce à l’imagerie que c’est tout à fait faux, les résultats sont identiques pour les filles et les garçons. Plus intéressant encore,  l’étude révèle qu’il suffit d’introduire l’idée que les résultats aux tests seront différents entre garçons et filles pour qu’ils le soient effectivement ! Autrement dit, c’est l’idée même de différence, et seulement cette idée, qui crée la différence… Le stéréotype n’est validé que parce qu’il énoncé.

On retrouve ici des processus psychologiques bien connus, notamment le concept de l’impuissance apprise dont on a déjà parlé dans un précédent billet, « comment enseigner le découragement en 5 minutes », ou encore l’effet Pygmalion et la prophétie auto-réalisatrice : dans ces deux cas, ce qui détermine sa réussite ou son échec, c’est bien l’idée que se fait le sujet de ses capacités, singulièrement en fonction de ce qu’on lui renvoie.

Inscrire et déconstruire

On comprend l’importance du rôle des parents et des enseignants. Ni les uns ni les autres n’évaluent toujours à sa juste valeur l’importance de leur attitude et de leur discours, à quel point ils peuvent inscrire leur enfant, leur élève, dans un processus, négatif ou positif.

Contrairement à ce que pensent certains, il n’y a pas de fatalité ni de déterminisme. Combien de fois entend-on, « il est nul en maths, mais vous savez moi aussi j’étais nul en maths », comme s’il y a avait une génétique de la loose mathématique. De génétique il n’y a point, mais d’hérédité si, au sens où le parent aura, consciemment ou pas, installé dans le cerveau de son enfant qu’échouer en maths fait partie de l’histoire familiale. D’une certaine façon même, l’enfant a le devoir d’échouer en maths, sous peine de n’appartenir pas totalement à sa famille. On exagère un peu, mais la logique est là, dans cette croyance, dans la puissance de ce mythe familial, dans cette filiation. De la même manière, on croise souvent des parents qui se désespèrent que leur enfant ne lise pas à la maison, mais quelle est la culture de la lecture et du livre, dans ce foyer ?

Autre exemple : « Je crois que mon fils est plus littéraire, je vois par rapport à son frère au même âge… ». Quelle que soit la raison qui pousse à la comparaison, un tel diagnostic ne peut qu'impacter fortement la suite de la scolarité de deux enfants. Étiquetés plutôt matheux, plutôt littéraire, chacun va petit à petit, de réussite en réussite, de difficulté en difficulté, coïncider avec son étiquette.

L'enseignant quant à lui doit toujours garder à l’esprit qu’un mot peut se transformer très vite en une sentence, qu'il en faut peu pour susciter les blocages, initier les inhibitions. Cet écueil évité, le travail de l’enseignant consiste souvent, avant même de construire les compétences, à invalider les clichés, à déconstruire les croyances, à débâtir les mythes familiaux et personnels, mais aussi les mythes scolaires dans lesquels peut être installé l'élève.

Je me souviens d’une élève que je félicitais, le deuxième jour de l’année, pour sa jolie rédaction de rentrée, me répondant :

« Vous verrez c’est pas la même chose en maths !

– Ah bon ?

– Oui, je suis nulle en maths !

– Ça c’est ce que tu crois : je te parie que dans quelques semaines tu diras le contraire, et que tu aimeras les maths ».

Je lui ai tendu la main en souriant, pour parier pour de vrai. Elle a hésité, m’a regardé, a souri elle aussi, mais n’a pas tendu sa main. Au fond, elle n’était pas totalement sûre d’être vraiment nulle en maths, et je venais de planter une petite graine en elle. De fait, au bout d’un trimestre elle figurait parmi les meilleurs de la classe en maths. Malheureusement cela ne se passe pas toujours ainsi. Encore faut-il que les empêchements, endogènes ou exogènes, ne soient pas trop importants, que la croyance, le mythe, ne soit pas trop profondément enraciné. C’est pour cela que l’école primaire est vraiment le lieu, la presque dernière chance, pour déconstruire. Ensuite, c’est beaucoup plus difficile.

 

Nota : Il y a, de plus, un paradoxe bien français. D’un côté l’on édifie l’orthographe et la dictée comme l’alpha et l’oméga du Niveau (c’est-à-dire surtout de sa baisse…), et d’un autre, tout dans notre système scolaire est conçu pour qu’une élite scientifique et matheuse sorte du lot, à travers les filières électives survalorisées que sont les bacs scientifiques. Sur ce sujet, et sur le refus de se laisser enfermer dans une case, il faut lire ce post de blog de « L’antre de la chouette », drôle et bien écrit, qui en dit long. Extrait : « Les scientifiques sont perçus comme l'élite, ceux qui se tiendront demain face à pléthore de portes ouvertes. Tandis que les littéraires... soyons honnêtes : si en L on retrouve quelques purs fans de Lettres, cette filière est surtout composée d'élèves qui ne pouvaient aller ni S ni en ES mais visaient quand même un bac général. Et on le leur fait bien remarquer : depuis ma Première L, soit il y a six ans, les profs nous ont répété à longueur de temps : « Oui je sais que vous, les littéraires, les chiffres c'est pas votre truc », « Bon bah on va essayer de faire de la physique », « Ne paniquez pas, c'est juste un petit calcul de rien du tout : vous connaissez les règles de trois ? », « Alors oui c'est un tableau, mais en fait c'est pas si compliqué à lire vous verrez... » Et j'en passe. A les entendre, on dirait que les titulaires d'un bac L ont subi une ablation de la logique dans leur cerveau. Putain. Est-ce qu'on dit aux scientifiques « Alors oui c'est un livre de plus de 200 pages. Vu comme ça je comprends que ça vous fasse flipper, mais je sais que vous êtes capables d'en venir à bout ! » Non. »

A lire aussi, sur "l'impuissance apprise", ce billet. Sur l'étiquetage d'un élève, celui-ci. Sur l'impact affectif de l'enseignant, celui-là.

Suivez l'instit'humeurs sur Facebook et sur Twitter @LucienMarboeuf.