« Et n’oubliez pas de venir me voir l’année prochaine ! »

@Hugo Mathy - AFP

Une fin d’année, une de plus, et je ne m’y ferai jamais vraiment. Que tout s’arrête soudainement, après tant de semaines pied au plancher, n’en finit plus de m’étonner. Les vacances ont semblé ne jamais approcher, l’impression était forte, en pleine fatigue, qu’elles restaient un horizon reculant sans cesse, et voici qu’on se retrouve pour ainsi dire nez à nez avec les congés, un peu pris au dépourvu, finalement. Il y a quelques jours encore nos journées de classe n’étaient qu’évaluations, corrections, mes soirées relevés de compétences, livrets, commentaires. Et puis un jour, plus rien, tout était rendu, signé, consigné.

Depuis lundi, tout tourne au ralenti, le temps passe à une vitesse folle. Les casiers se vident, les cartables se remplissent, les vases communiquent entre l’école et la maison. Les récrés s’allongent – les récrés de juillet ont ceci de particulier que ce sont les élèves qui demandent à remonter en classe, à la fin.

Déjà les premiers au revoir ont eu lieu. Nous sommes en CM2, et au CM2 les au revoir ont un arrière-gout d’adieux. Depuis trois ans que j’ai ce niveau, je suis privé des retrouvailles que je goutais tant, dans les classes inférieures, lorsque nous nous retrouvions à la rentrée : notre joie de nous revoir disait tout ce qu’on avait en commun, une pleine année d’aventures et d’histoires que les vacances d’été avaient cristallisées. Depuis trois ans, à la rentrée, je suis orphelin de mes élèves.

Alors je profite d’eux, ces derniers jours. Je les regarde vivre, prends enfin le temps de m’apercevoir comme ils ont grandi cette année, comme ils sont prêts pour la double aventure du collège et de l’adolescence. Je les connais tous très bien, au bout de ces 10 mois, et eux me connaissent pas mal également. Débarrassés de l’encombrante question des apprentissages, nous pouvons enfin parler d’autre chose que de grammaire, que de proportionnalité : de coupe du monde de foot, beaucoup, avec les garçons, de mes enfants, de tout et de rien, avec les filles. Entre eux circulent ces carnets qu’ils annotent mutuellement, signent et dédicacent, histoire de récolter encore quelques souvenirs, de garder des traces de tous. Ils font le tour des maitres, des maitresses, quémandent un petit autographe, un mot ou deux, repartent ravis, privilégiés, tous.

Je joue au foot avec eux, dans la cour, je dois changer d’équipe à la mi-temps pour que tous soient satisfaits, bien sûr je me fais mal à un genou. Je joue au « loup-garou », dans la classe, souris à leurs feintes, m’amuse à leurs bluffs. Je leur mets E.T. sur le tableau numérique, et les regarde eux, regarder ce film de magie et d’enfance – et comme à chaque fois que vois ce film j’ai de nouveau 10 ans, moi aussi et je verse une larme.

Dans quelques dizaines d’heures je les perds. Certes ils reviendront, la plupart sera là à la rentrée, pour me dire dans quelle classe de 6ème ils sont tombés, avec qui, quel prof principal, me montrer comme ils sont grands, déjà. Mais quelque chose aura changé, un monde en somme nous séparera, ce ne sera qu’une question de temps.

Alors je fais le plein d’eux.

De Lola et de son éternel sourire, Lola qui a explosé cette année, une révélation, celle-là. Qu’elle nous aura fait rire, avec ses anecdotes sur son petit frère – je la revois, en sciences, lors de la dissection de l’appareil respiratoire, toucher la trachée et éclater de rire : « on dirait le zizi de mon petit frère ! ».

De Mathis, mon petit Asperger qui a réussi à suivre toute l’année, malgré sa lenteur et ses moments, ses jours parfois d’absence, Mathis et son obsession des requins.

De Zoé, qui s’ennuie tellement en récré, toujours plus intéressée par ce que disent les adultes que par ce que se racontent les enfants, et qui l’a parfois payé cette année. Zoé et son exposé devenu mythique sur les spécialités culinaires régionales, qui nous a régalés de Maroilles un froid matin de janvier.

De Tom, si charismatique, si généreux avec les autres, Tom dont les hautes compétences sociales et relationnelles seront un jour reconnues à leur juste valeur. Tom qui déteste tant les vendredis matins, leur dictée, leur interrogation, leur atelier d’écriture.

De Carlos et de son phrasé si particulier, Carlos, maniéré et si malicieux, à en frôler l’insolence. Combien de fois ai-je dû contenir un sourire à une objection, à une remarque décalée de sa part. Carlos et sa capacité à fédérer autour de projets, qui lui promet de belles réussites.

De Sonny, de son regard étonné sur à peu près tout, et de ses traits de génie plus ou moins volontaires en rédaction (« Il sentit une odeur qui n’était pas totalement inconnue à ses yeux »).

De Mailys et de ses petits et  grands mensonges, Mailys et son manque de fiabilité, Mailys qui s’est accrochée toute l’année, qui a réussi à maintenir un niveau correct à la force du jarret, par sa volonté et son sérieux.

De mes casse-pieds, Mouss, Jack, Matteo, Ilyes, qui sont de ceux dont on se dit souvent, les dernières semaines, « pfff, vivement la fin », puis nous y voilà, à la fin, et c’est comme si tout était oublié, les dernières heures effacent tout, eux aussi on les regrettera. Peut-être même, avec le temps, plus que d’autres encore.

De Rafael et Louna, le couple de l’année, si sainement amoureux, de cet amour d’enfants de 10 ans qui compte tellement – je me souviens du mien et vous aussi, avouez.

De ceux, aussi, pour qui je m’inquiète tant, ceux qui ont souvent peuplé mes nuits, ces derniers temps, parce que je ne peux plus rien faire, c’est trop tard l’année est passée, je reste avec mes regrets, ma culpabilité, car il faut les laisser partir dans cet état, les envoyer au collège où, je le sais, ils vont se faire fracasser. Boule dans la gorge, quand je les regarde. Je voudrais revenir en arrière, pouvoir chercher encore ce que je peux faire, trouver comment les aider, un tout petit peu. Kilian et ses retards, Kilian et ses cahiers torchons, ses stylos fantômes, ses phrases sans majuscule ni point, ses quarts d’exercice. Kilian et son rôle majeur de soliste enjoué, lors de la chorale de fin d’année, Kilian et son sourire radieux quand on l’a tous félicité. Nabil et ses leçons jamais sues, jamais retenues, ses moues de dépit quand il s’aperçoit qu’il ne sait pas alors que les autres savent, qu’il est le seul à n’avoir pas compris. Nabil et ses présentations de Jde (Journal des enfants) vivantes, pertinentes, Nabil et ses prises de parole fines sur les sujets d’actualité, observateur attentif et humain du monde qui l’attend.

Que deviendront-ils, ces oiseaux-là ?

Plus que quelques heures et je vais leur dire au revoir. Mais depuis quelques années et les « nouveaux » rythmes, le bouquet final est gâché : je ne descends plus, pour les au revoir à la porte de l’école, que mes élèves qui ne vont pas aux TAP, les autres restent dans la classe avec l’animateur chargé d’eux. Alors c’est dans ma classe, quelques minutes avant, que je dirai à tous, la gorge un peu nouée : « Et surtout, n’oubliez pas de venir me voir l’année prochaine ! ».

C’était ma classe, c’étaient mes élèves, c’était mon CM2.

 

Nota : à lire aussi, ce post sur la fin de CM2 : "le grand saut".

Suivez l'instit'humeurs sur Facebook et sur Twitter @LucienMarboeuf.