La fatigue

La fatigue, Pierre Puget, 1656.

Elle est là, bien installée désormais. Débordant de mes nuits pointillées, elle s’est étendue comme un lent et inexorable tsunami à mes journées, a investi chaque heure diurne, pénétré chaque minute de sa boue fine.

Il m’avait semblé que les nuits étaient moins dures, pour mes précédents bébés. Que cela avait duré moins longtemps. J’avais moins senti les effets de la fatigue, je crois, le jour venu, rendu à ma condition d’enseignant. Cette fois, on n’a pas pioché la version dormeur. Sa régularité dans l’irrégularité force le respect. Pas de surprise, remarquez : les nuits hachées succèdent aux veilles prolongées, les réveils intempestifs aux insomnies forcées.

Et, quoiqu’il arrive, le matin vient, et avec lui le moment de la sonnerie, intraitable, impitoyable, 6 h 30 devrait être une aube, pourquoi donc a-t-il si souvent des airs de crépuscule ? La fatigue est là, au pied du lit, elle me regarde d’un air neutre, attend que je me lève à grand peine pour s’accrocher à moi. Alors elle court le long de mes membres contractés, y fait des nœuds durs. Elle sourd dans ma nuque, passe derrière mes yeux, bat sous mes tempes. Elle siffle dans mes lombaires, chaque pli du corps, le moindre port étend son écho au bas du dos.

La journée commence.

Chaque métier sa fatigue

Je me souviens d’autres heures de fatigue, jadis, je faisais beaucoup de manutention, déchargeait, soulevait, portait, chargeait au cul des camions des entrepôts Calberson, dans les hangars du boulevard Mac Donald. La fatigue alors, quand elle était là pour de bon, c’est-à-dire pour cause de manque de sommeil prolongé, était une poisse le long de mes muscles, les toxines s’amassaient vitesse grand V, l’oxygène y manquait comme il manquait à mes poumons, j’étais moins endurant, plus vite essoufflé, moins dur au mal. L’esprit vaquait, le corps souffrait. Dès la mi-journée je regrettais mes nuits trop courtes. Je risquais l’accident, le tour de rein, la coupure bête.

Je me souviens d’autres heures de cette fatigue encore, plus tard, je travaillais dans des bureaux, la journée ou presque devant l’ordinateur, la fatigue ici m’imprégnait, je m’y ankylosais, elle coulait sous mes paupières, irritait mes yeux. En début d’après-midi j’atteignais un état d’hébétude, à lutter contre le sommeil ronronnant. Quand les touches de l’ordi s’emmêlaient sous mes doigts, je prenais une pause café, pour retrouver un peu d’allant, me mettais quelques gifles, c’était de moins en moins efficace à mesure que la journée avançait. Il me fallait vérifier plusieurs fois mon travail, avant de valider. Je risquais la faute professionnelle, l’erreur client.

Brumes

Café, ordi et fatigue à domicile, aujourd’hui. C’est le weekend, les semaines de classe commencent là, comme des milliers de profs je construis mes progressions, bosse mes préparations, détaille mes séances. Mais, d’habitude hyper efficace, allant à l’essentiel pour chaque préparation, je perds un temps fou sans même m’en apercevoir. Moi qui travaille toujours au cordeau, je dépasse, je déborde, je retarde. Ironie de la fatigue : des capacités réduites de moitié et de ce fait le double à faire pour un résultat frustrant. Mes séances sont moins bonnes, moins bien construites, je le sais. En somme, quand la classe débute, on part de plus loin.

A l’école, l’esprit brumeux, j’oublie de faire les photocopies nécessaires à l’heure qui suit et me vois contraint de modifier le déroulement de la séance. Entamant le cours de sciences, je m’aperçois au dernier moment que je n’ai pas vérifié le matériel. Il manque des choses, on ne peut pas poursuivre, il faut modifier le programme, encore, repousser, ajourner, colmater. Le midi, je ne parviens plus à corriger tous les cahiers, dans lesquels je fais davantage d’erreurs, laisse des fautes. Cette semaine, j’ai confondu deux séances de maths, et attaqué avec les élèves celle que je n’avais pas encore complètement préparée. J’ai dû improviser, me rattraper aux branches, vu mon état je ne m’en suis pas trop mal sorti, mais il faudra tout de même reprendre ça, trop d’élèves n’ont pas tout compris, on ne plaisante pas avec les calculs décimaux.

Je ne suis plus fiable. Cela crée une incertitude, un flou continu. J’ai sans cesse à m’adapter à moi-même, comme si ce n’était pas déjà assez de m’adapter aux élèves.

Hier, lors de la poésie, je me suis endormi. C’est le silence qui m’a sorti de mon micro-sommeil. Emma au tableau me regardait, la classe me regardait, tous attendaient mon commentaire, la note de récitation d’Emma. Sauf que je ne l’avais pas entendue.

Enseigner est une relation

Bien sûr, je suis moins patient, irritable. Les cahiers non signés me sont insupportables, les mêmes questions posées six fois me sont insupportables, les ratures, les dates non soulignées, les cahiers confondus me sont insupportables. Je m’agace, m’emporte très vite, ne laisse rien passer. Les punitions tombent trop rapidement, en décalage, à rebours, contre-productives.

Évidemment, je suis moins compréhensif, ne parviens plus à trouver les ressources pour écouter chacun, c’est dommage et ça tombe mal, en ce moment un groupe de filles de la classe est à cran, c’est pleurs et compagnie, j’aimerais démêler les fils, dénouer, décrisper et apaiser la troupe mais ne trouve ni le temps, ni la patience, le peu d’écoute dont je suis capable n’aide en rien.

Enseigner : un métier fondé sur la relation permanente et mouvante avec un groupe d’enfants d’une part, trente individus, trente personnalités d’autre part. Une bonne partie de notre quotidien consiste à percevoir finement le mouvement intime de notre classe, qui est un fleuve avec ses courants, ses tourbillons, ses à-coups, ses zones calmes, ses rives diverses, ses profondeurs, sa faune, sa flore. Un fleuve sans cesse changeant.

Ces mouvements intimes de ma classe, je les perçois moins, et nettement moins bien. Je sais moins expliquer, trouve moins les mots, la juste formulation, plus rien ne coule de source, je le vois bien dans le regard de mes élèves, plus interrogateurs. Je les comprends moins bien, n’anticipe plus leurs difficultés, tarde à comprendre leurs raisonnements, le pourquoi de chaque erreur. Nous nous embourbons ensemble.

En fin de journée je reste seul avec le constat déprimant du verre à moitié vide, nostalgique de nos complicités, de nos réussites, de nos rires.

On ne rit plus beaucoup dans ma classe, c’est terrible.

Journée parfaite

Et puis, bizarrement, certaines journées, c’est arrivé une ou deux fois, la fatigue est telle que je sens un grand détachement, une sorte de recul total qui me permet de tout aborder avec justesse. Vous savez, ces jours où, n’ayant plus l’énergie des sentiments négatifs, vous transformez toute contrariété en dynamisme, vous vous situez à la bonne distance de toute chose. Vous planez, somme toute, au-dessus de la mêlée. Tout me réussit alors, mes séances vont de soi, je devance les problèmes rencontrés par les élèves, sais apporter aide, conseil, assurance et confiance à chacun. La journée est un soleil, mes élèves et moi irradions ensemble.

Mais ces journées sont rares, si rares !, et leur survenue mettent surtout en lumière les autres, ces journées standard de lutte continue, entières de contrariétés, de quarts-de-réussites et de ratages quasi-complets.

Heureusement, j’ai cette année un bon cru, une génération dorée, dont même les éléments les plus problématiques sont abordables. Une autre année, les choses eussent été bien plus compliquées. Comme cela eût été compliqué en d’autres temps, au début, les premières années, sans expérience. Je sens bien que la douzaine d’années d’exercice du métier d’enseignant me soutient, me porte, que je dois à l’habitude, aux dizaines de chemins empruntés, aux centaines d’élèves passés dans mes classes, la tenue somme toute correcte de celle-ci. Cahin-caha, nous cheminons.

En attendant les beaux jours. Et les nuits complètes.

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