Cette semaine le printemps est arrivé, dans ma classe. Je ne m’y attendais pas. J’avais la tête dans le guidon, entièrement concentré sur le travail, comme la semaine précédente et celle d’avant encore, et je ne l’ai pas vu venir, naitre pour ainsi dire sous mon nez. Dehors il pleuvait, il faisait froid encore, toute cette flotte glacée depuis des semaines c’est beaucoup, au moins les nappes phréatiques sont à bloc pour l’été, nous n’aurons pas de sécheresse.
La classe est devenue un refuge, nous y passons nos récrés, le temps à peine de descendre pour un passage express aux toilettes et tout le monde remonte, heureux de passer ce quart d’heure au chaud et ensemble, à part les footeux qui regardent le ballon de mousse sous le radiateur, penauds.
Premiers bourgeons
C’est dans cet environnement que les premiers bourgeons m’ont pour ainsi dire sauté à la figure. La veille encore les branches étaient nues, mais la correction des dictées n’a pas laissé de doute : Zacharias, Sergio, Anusha, d’autres encore mais ceux-là c’était vraiment patent, avaient sacrément bien réussi leur dictée ! Bon, à divers titres, certes. Anusha est une élève plutôt bonne en orthographe, mais là elle n’avait aucune erreur pour la première fois de l’année, une page immaculée, c’était joli à voir, sa réaction, quand je lui ai rendu son cahier, ce sourire et ces yeux qui pétillaient. Zacharias a plus de mal, globalement, à la maison on parle français mais pas toujours et en classe Zacharias se débat avec l’orthographe comme il peut, souvent c’est vite fait mal fait, Zacharias est un garçon pressé, dans l’ensemble. On a eu une petite discussion, lui et moi, il y a quelques temps, sur la suite de son année, sur les points précis où porter ses efforts, sur la nécessité de poser son regard, vraiment, sur ce qu’il écrit. Voici sa deuxième dictée d’affilée nettement au-dessus de ce qu’il a produit jusqu’ici, je souris en corrigeant son cahier, la tendance se confirme, Zacharias a décidé de poser son regard, un regard attentif. Ce n’est pas encore Byzance, mais le saut est franc. Et puis, à l’autre bout du spectre, Sergio, mon pauvre Sergio, perdu la plupart du temps dès qu’on passe à l’écrit, deux CP n’ont pas servi à grand-chose de ce point de vue, en milieu de CM2 il ne sait pas segmenter les mots correctement, n’écrit pas franchement phonétiquement, l’entité qu’est le mot reste abstraite, pas de majuscule, pas de point à ses phrases qui n’en sont pas. La dictée pour lui est adaptée, une partie du texte lui est donnée, il doit compléter certaines phrases, je lui demande de se concentrer sur quelques difficultés seulement, c’est bien suffisant et même encore trop pour lui. Corriger son cahier est un moment douloureux, c’est long et c’est pénible, tous ces efforts chez lui et chez moi pour un tel résultat, vraiment des fois ça me mine le moral. Et voilà qu’aujourd’hui Sergio livre un texte cohérent, les morceaux qui étaient à sa charge ne comportent que des mots correctement segmentés, plus de lapremirfoua pour la première fois, il reste beaucoup de fautes, y compris phonétiques, mais les mots sont indéniablement, indubitablement, parfaitement séparés les uns des autres, identifiés par Sergio comme tels, composants indépendants de la phrase qui, de surcroit, est conclue par un point ! La victoire est dérisoire, peut-être, de l’extérieur, mais je sais moi le cap qui vient d’être franchi. Dommage qu’on soit en CM2, pas en CE1.
Boutons de prose
La confirmation que quelque chose se passe, que le temps change, tourne pour de bon, me vient rapidement : le lendemain je corrige les cahiers de « jogging d’écriture », où les élèves font de courtes rédactions (10 minutes) sur un thème imposé qui peut aussi être une image, un son, cela deux fois par semaine, selon l’idée que pour apprendre à écrire, mieux vaut deux joggings hebdomadaires qu’un marathon trimestriel. Thème du jour : « Dans ma chambre ». J’ai de bons textes, visiblement le sujet a inspiré mes élèves. Sergio, cette fois-ci, n’a pas de dictée pour le guider, il doit inventer ses phrases lui-même, trouver comment écrire chaque mot tout seul, c’est dire l’ampleur de la tache, le vocabulaire lui manque souvent, en plus. Là, il m’emmène dans sa chambre, pour jouer à la Playstation certes, mais il m’y emmène en trois phrases correctement ponctuées, les mots sont bien segmentés, à nouveau, bon d’accord j’ai du mal à lire certains, à comprendre d’autres, de nombreux sons sont mal transcris, mais quand même. Zacharias confirme lui-aussi qu’il est en train d’acquérir, au prix de réels efforts, une conscience orthographique : sous la dictée l’effort va de soi, on sait la direction et la nature de l’exercice, mais quand on rédige, l’orthographe n’est qu’un des nombreux travaux à mener de front, il faut imaginer son propos, concevoir son texte, l’organiser, construire ses phrases, vérifier leur cohérence, alors l’accord sujet/verbe passe facilement à la trappe. Chez Zacharias, de moins en moins. Et puis, il y a ce texte d’Eliana, son cahier est toujours le dernier que je corrige parce que cette petite me donne toujours des textes particuliers, c’est une bonne élève mais en rédaction elle sort vraiment du lot, quand elle écrit, quelque chose de plus, quelque chose d’autre se passe. Mon travail avec elle dans ce domaine a consisté jusqu’ici à l’aider à canaliser son imaginaire, à cibler son propos par rapport au sujet, à veiller à la cohérence du début à la fin de son texte, à trouver la bonne distance dans le ton, à travailler la virgule, le rythme. Le reste, elle l’a déjà, elle lit tant. « Dans la vie, on a tous un endroit où on sait laisser partir ses larmes, où l’on sait chanter, où l’on sait raconter, où l’on se sent en sécurité. Pour moi, Eliana, c’est ma chambre. Ma chambre est accueillante. Elle sait me dire bonjour, elle sait me dire bonsoir et au revoir. C’est comme si c’était une chambre magique, magique qu’avec moi : quand j’y entre et que je ferme la porte, je suis dans les étoiles ». Sans une faute, en 10 minutes chrono.
Jonquilles
Quand je quitte l’école, besace en bandoulière, la pluie a cessé. Un brin de soleil, timide (il semble se demander si un nuage ne va pas lui gâcher son apparition), sèche les trottoirs. La température est clémente en cette fin de journée, j’ai l’impression que les odeurs reviennent, c’est sans doute ce qui me manque le plus, en hiver : les odeurs. Je descends quelques marches pour rejoindre le métro, sur ma droite je découvre, alors que je suis passé là le matin même sans les voir (y étaient-elles ?), les premières jonquilles.
Je me fais la réflexion que voilà notre métier, nous passons la plus grande partie de notre temps à semer, sans savoir ce qui se passe exactement sous terre, des semaines passent parfois sans signe extérieur de changement ou d’évolution, pourtant nous ne ménageons pas notre peine, chaque jour nous arrosons, faisons les mêmes gestes, inlassablement, mais nous avons beau avoir nos certitudes, car cela fait quelques années maintenant que nous pratiquons, c’est toujours le même doute, la même inconnue, est-ce qu’on s’y prend bien, est-ce qu’on s’occupe correctement du sol, l’a-t-on suffisamment nourri, cela finira-t-il vraiment par donner une plante, une fleur, a priori oui, quand même, mais quand apparaissent les premières pousses, vert tendre, c’est toujours la même surprise, le même émerveillement, le même soulagement, la même joie. Je suis content de ne pas avoir lâché au cœur de l’hiver, d'avoir tenu bon, surtout avec un cru comme celui de cette année, une génération en-deçà des précédentes, quand le découragement me guettait.
… Le lendemain, vendredi, la journée de classe est venue me rappeler combien la sortie de l’hiver est longue, trompeuse, irrégulière, comme les frimats tranchants peuvent succéder aux douceurs enjôleuses. Il a suffi de deux séances, une de géométrie, qui a vu des élèves incapables de se souvenir comment tracer deux droites perpendiculaires, bloqués sur leurs feuilles aussi désespérément blanches que leur mémoire, et une de conjugaison sur le passé simple (c’étaient des révisions pourtant !), avec des cahiers bourrés de il revenit, on regardat, ils demandirent, pour me ramener les pieds sur terre, une légère amertume en bouche.
Mais ce qui s’était passé les jours précédents était suffisamment fort, suffisamment signifiant, pour chasser les nuages dans mon esprit : qu’importe ce regel, ce n’est qu’un soubresaut, l’illustration que, quand on apprend, rien n’est linéaire, le plus dur est d’accepter l’apparent retour en arrière en gardant à l’esprit que, invisible à l’œil certes, le travail suit son cours souterrain et qu’un jour prochain les fleurs, puis les fruits succéderont aux bourgeons.
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