Cette semaine, on a eu la visite de la police. Les CE2 de l’école devaient passer l’épreuve écrite du Permis Piéton, et les deux policiers chargés de leur faire passer le QCM sont arrivés en salle des maitres peu après 13 heures, à l’heure de café. Nous connaissons bien ces deux policiers, humains et sympathiques, cela fait plusieurs années que nous travaillons ensemble sur la sécurité routière. Par ailleurs nous avons, à l’occasion, un public en commun. Mais généralement, ce sont eux qui ont les dernières nouvelles en date.
« Il était chez vous, le petit Conde ? », nous a demandé le grand roux.
C’est fou comme la simple évocation d’un nom ravive aussitôt les souvenirs, bien sûr qu’il était passé chez nous, tout le monde se souvenait des six années dans l’école du petit Conde, le dernier d’une fratrie où tout n’allait pas très bien, et lui fermait la marche comme un point d’exclamation. Je le revois dans la cour, jouant au foot, compensant son manque de technique par une roublardise éprouvée, parfaitement efficace parce que discrète, mettant son corps en opposition pour obtenir des fautes, laissant trainer un pied, souvent, un coude, parfois, cela finissait fréquemment avec un adversaire par terre, sans faire exprès, bien sûr, sans même que cela ne se voie, les autres garçons savaient juste qu’il était très difficile de lui prendre le ballon mais facile de le perdre face à lui, quand bien même il était plus petit et moins fort. J’ai revu en accéléré les disparitions répétées d’objets divers, dans les classes où il était – à partir de quand peut-on appeler une disparition d’objet un vol ? –, les fois où il avait été pris sur le fait et avait nié l'évidence, j’ai revu les histoires de goûter, à l’étude, ces fois où un CP avait donné le sien au petit Conde, qui ne voyait pas où était le problème, il lui avait juste demandé un morceau et l’autre lui avait donné tout. Il avait fait six ans chez nous, on lui avait proposé une deuxième année de CM2 comme une dernière main tendue, dans l’espoir que l’on sauverait quelque chose avant le collège, cela avait été l’objet d’une grosse discussion, certains collègues ne voulaient pas, pensaient que ça ne servait à rien, à rien d’autre que s’infliger une pleine année de problèmes dans la cour de récré.
« On le voit toutes les semaines, en ce moment vous savez !, a rigolé le grand roux avec un petit air triste. Vols, essentiellement, racket au collège, aussi, des téléphones, ce genre de choses. Et puis les commerçants du coin commencent à le connaitre… la semaine dernière, une plainte pour vol dans une boutique. Ce coup-là, on ne sait pas jusqu’où ça va aller… »
Les points de suspension ont trainé quelques secondes dans l’air, passant de l’un à l’autre au gré des souvenirs.
« Et Costa, il était chez vous aussi, non ? », a lancé le petit brun. Costa. Oui, on l’avait eu. Pas longtemps. Un mois et demi, en CM2. Durant l’année, il avait fait cinq écoles, je crois. Quand il était arrivé chez nous, dans la classe de Nadine, celle-ci nous avait réunis à la fin de la première journée, blême et frémissante, pourtant Nadine est forte et structurée, elle nous avait dit il va falloir que vous m’aidiez et on avait tous dit oui, évidemment, pas question de laisser une collègue seule à se dépatouiller avec un cas comme ça, on avait mis au point un planning où chacun prenait Costa durant un créneau, en essayant de faire ce qu’il pouvait avec lui. Il avait 11 ans, l’école se résumait à la cour où il était le roi et où il ne fallait pas le quitter d'une semelle, les apprentissages n’avaient pas de sens pour lui, il était trop en échec, ne pouvait pas se concentrer plus de 5 ou 6 minutes, et seulement sur des activités ludiques, dont il décidait si elles pouvaient avoir un intérêt, une quelconque utilité pour lui. Si ce n’était pas le cas, alors il commençait à s’agiter dans la classe, et les autres s’agitaient très vite alors. Le deuxième jour d’école, il était entré dans le hall avec un vélib volé et avait demandé à Marie, la directrice, s’il pouvait le laisser à l’intérieur pour la journée. Il craignait qu’on le lui vole. Le soir, tard, ceux qui habitent dans le coin le croisaient, dehors, à trafiquer, à zoner.
« La dernière fois qu’il est revenu du centre éducatif fermé, il a volé un scooter le soir même, il a fait le fou toute la nuit pour fêter ça, a dit le petit brun. Il y a quelques semaines, vol avec violence, il a agressé une personne pour lui prendre son sac. Bilan : arcade sourcilière ouverte et points de suture à la bouche. Dans six mois, il a dix-huit ans. Ce ne sera plus le centre fermé, ce sera la prison. »
On a eu comme ça des nouvelles de Kevin, de Sami, de Ryan, de Vanessa et de quelques autres que je n’avais pas connus. On était tous silencieux, attentifs à ce que disaient les policiers et comme perdus dans nos pensées, le front barré de rides soucieuses, parfois l’un de nous disait tu te rends compte et laisseait à son tour trainer des points de suspension. La cloche a sonné, 13 h 30, le grand roux a conclu en poussant un long soupir : « Ce qui est terrible c’est que vous ne devez pas être étonnés… », puis on s’est levés, on a lavé nos tasses et chacun est allé prendre son rang.
Sur le chemin de ma classe, dans les escaliers, les couloirs, j’ai ressenti une grande lassitude, un découragement soudain et intense, un sentiment de vacuité ou de trop-plein, je ne sais pas. A quoi bon tout ça ? A quoi bon tous nos efforts, tous mes efforts avec Ryan, avec Sami, avec le petit Conde ? Toutes ces heures à parler avec eux, à faire l’éducateur en plus de l’enseignant, à chercher comment leur apprendre à lire, compter, écrire, mais aussi à vivre avec les autres, à gérer leurs émotions, à comprendre et respecter les règles, bref, lutter en fait contre ce qui me semble aujourd’hui, plus que jamais, un insupportable déterminisme. On a beau lutter contre les étiquettes, se méfier des réputations et les écarter, on a beau se dire que rien est écrit et qu’on peut toujours essayer de changer les choses, quand on se retrouve face à la réalité en uniforme de la Police Nationale, on se dit que tout cela n’a servi à rien, en effet, qu’on n’a rien pu changer, rien évité, qu’on a été inutiles. Parfaitement et totalement inutiles. Sentiment cuisant d’échec.
Est-ce nous, ici, dans l’école ? Est-ce l’institution scolaire dans son ensemble ? Est-ce de l’incapacité, l’école n’est pas capable de changer les choses pour ces gamins ? Ou de l’impuissance, l’école ne peut pas changer les choses pour eux ? Est-ce normal que l’école accueille des petits de 3 ans et les regarde pousser en voyant bien que chaque année qui passe entérine un état de fait, creuse un sillon ? Est-ce l’affaire de l’école, de la seule école ? Qu’a à dire une société sur cette question, sur ces enfants qu’elle voit venir de loin et dont elle ne sait que faire ?
Se ressaisir. 30 élèves sont là, assis devant moi, ils me regardent, interrogateurs, ils ont bien vu mon air soucieux. Se ressaisir, sourire, et repartir. Nous avons du travail, trois heures à vivre ensemble et à avancer, cet après-midi.
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