A l’école, l’informatique est au programme. Normal, on est au XXIème siècle, me direz-vous. Détrompez-vous. Un rapide petit tour dans une salle informatique scolaire vous confirmera que l’école française est toujours au XXème siècle. Chaque année, on doit faire valider aux élèves ce qu’on appelle le B2i, le Brevet Informatique et Internet, qui comporte un certain nombre de compétences comme « prendre conscience des enjeux citoyens de l’usage de l’informatique et de l’internet et adopter une attitude critique face aux résultats obtenus » ou encore « découvrir les richesses et les limites des ressources de l’internet ». Dans les faits, ça se résume souvent à découvrir les limites des ressources disponibles pour travailler correctement.
15 PC pour 350 élèves
Dans notre école, il y a 350 élèves. Dans la salle informatique, il y a 15 ordinateurs. En début d’année, on a fait un planning pour la salle info, chaque instit a choisi un créneau horaire. Ma classe, c’est 45 minutes le jeudi en début d’après-midi. Comme je n’ai pas 15 élèves dans ma classe mais 27, j’ai le choix : soit je mets deux élèves par ordi (enfin, un assis devant, un debout derrière, vu qu’il n’y a pas assez de chaises), soit je fais deux demi-groupes : un sur les ordis, l’autre en autonomie sur, disons, de la lecture.
Cette année, on a réussi à libérer la classe mitoyenne de la salle info, il suffit de se poster à la porte et de forcer un peu sur son strabisme naturel pour surveiller les deux salles en même temps, info d’un côté, lecture de l’autre. Je demande au groupe info d’allumer les ordis, puis je mets le groupe lecture sur les rails, explique ce que j’attends, réponds aux questions des élèves, puis m’installe pour quelques minutes en salle info.
Goupil
Les ordis n’ont toujours pas démarré. Ah oui, j’ai peut-être oublié de vous dire : on a de vieux PC merdiques, qui n’ont que 4 ans mais qui sont tellement pourris que je crois bien qu’on a touché un fond de stock de la Stasi issu du démantèlement de la RDA. Les TO7 70, MO 5 et autres Goupil de mon enfance étaient probablement plus puissants. Comme en plus, toutes les classes de l’école travaillent sur les mêmes ordis, qu’aucun enseignant n’a le temps de "nettoyer" les disques ou de défragmenter, il faut attendre 10 bonnes minutes avant d’arriver sur le bureau. Du coup, il ne reste que 30 minutes. Bon. Je retourne du côté du groupe lecture. En guise d’autonomie, la moitié discute et fait semblant de s’y mettre quand j’arrive, l’autre moitié ne m’a pas vu entrer et continue à discuter. Grondement.
Plantade et attente de chargement
Je reviens en salle info où les premiers écrans s’allument. Je lance les élèves sur un travail d’édition, avec recherche d’images sur le net, insertion dans un document text (oubliez word et office, vous êtes à l’école), mise en page et impression. Pour la recherche d’images, je préfère ne pas être trop loin. J’ai donné comme thème « animaux domestiques », mais on ne sait jamais sur quoi on peut tomber page 5. Le temps pour les élèves de taper correctement sur le clavier, de trouver l’animal et choisir la photo, je vais voir le groupe lecture, qui vient en moyenne d’attaquer le premier paragraphe de la première page. Grondement bis. Retour en salle info, où trois ordis ont planté. Redémarrage, je sens que ces trois-là n’auront même pas le temps de voir à nouveau le bureau. Les autres ont choisi leur animal, leur photo, et attendent : je ne sais pas pourquoi, le téléchargement des photos prend toujours des plombes. Peut-être parce qu’on a une connexion tout à fait pourrie (j’entends presque la musique caractéristique des modems 56 k de la préhistoire numérique…). C'est bête qu'ils aient détruit le Minitel. Pour le wifi, oubliez aussi. Les ondes.
Plus le temps de commencer
Plus que 10 minutes, je rêve. Heureusement, Kevin a réussi à charger son image de bull-terrier, il peut commencer sa mise en page. J’en profite pour rappeler les règles et les usages. Détour rapide vers le groupe lecture, qui finit tranquillement la deuxième page, tant pis pour les questions, on les fera en classe. Les 5 dernières minutes, on les passe, avec le groupe info, à essayer de sauver les images chargées et à commencer la mise en page. Les 3 qui avaient planté viennent de retrouver leur bureau, super. Je leur dit d’aider les autres, de toute façon ils n’ont plus le temps de commencer.
Bon sang de toner
Kevin a fini, chouette, on va pouvoir imprimer, ça fera un exemple pour les autres, pour la prochaine fois. Enfin, si l’imprimante veut bien, c’est pas moi qui commande. Il faut dire qu’elle n’a pas été changée, elle, quand les ordis l’ont été (y avait quoi avant la Stasi ?). Je trifouille, j’ouvre tous les capots, les referme, je reboote, pendant ce temps je demande aux autres d’enregistrer et de quitter, mais surtout pas d’éteindre leur ordi (je pense à ma collègue qui va arriver, je vais lui faire gagner 10 bonnes minutes). Tout compte fait, le problème de l’imprimante, c’est qu’il n’y a plus de toner. Bon, tant pis, on va imprimer sur l’imprimante N & B, de toute façon son bull-terrier, à Kevin, il est noir et blanc. Bien sûr, comme une fois sur deux avec cette antiquité, j’ai droit au bourrage papier, avec option petit morceau de feuille coincé tout au fond. Comme c’est mort pour l’impression (ce que je ne regrette pas, au fond, un bull-terrier, en plus d’être vraiment moche, c’est pas un super exemple d’animal domestique), je demande aux élèves de se ranger dans le couloir, je passe prendre les lecteurs (« déjà ??? mais j’ai pas encore fini » ose Rania), j’essaie de régler le bourrage papier au passage, n’y parviens pas, prends mon rang et réintègre dans ma classe. Il est 14 h 25 quand mes élèves s’assoient à leur place, c’est bien, on n’a pas perdu notre temps.
Impossible d’installer des logiciels
Le lendemain midi, avec les 4 élèves de mon groupe de soutien, pardon, d’aide personnalisée, je décide de travailler sur l’ordi de la classe. Il est un peu plus vieux que ceux de la salle info (sérieux, y avait quoi avant la Stasi ?), et il est difficile d’y travailler à plus de deux. Heureusement j’ai amené mon ordinateur portable, comme ça les élèves peuvent travailler par deux. J’ai bien été obligé d’amener mon ordi perso : j’ai voulu installer des petits logiciels gratuits sur le PC de la classe (des freewares tout bêtes, permettant de travailler sur les tables de multiplication), mais je n’y suis jamais parvenu. A chaque fois, l’ordi me demande si je dispose des outils administrateurs pour installer un logiciel. Non, je n’ai pas les outils administrateur, et le monsieur qui a les outils administrateur passe une fois par an à l’école. C’est ça l’Education Nationale, le principe de précaution poussé à l’extrême, jusqu’à l’absurde : impossible d’installer des logiciels libres et gratuits, pourtant diablement intéressants.
Voilà pourquoi je fournis mon ordinateur perso, qui en plus est bien plus rapide. J’ai installé le logiciel sur la multiplication en 15 secondes, les élèves aiment beaucoup et progressent.
« Evitez les blogs de classe, c’est un conseil »
Lors d’une formation en anglais, l’année dernière, on a passé une journée à créer un blog dédié, en nous montrant des tas de logiciels, sites et portails. Hyper intéressant. Le problème, c’est qu’à chaque découverte, le formateur nous disait : « Bon ça, je vous le montre, mais vous ne pourrez pas l’utiliser en classe, c’est pas libre de droits », ou encore « pour installer ces fonctionnalités, vous devrez disposer des outils administrateurs » (puisque je vous dis qu’on les a pas !). On s’est tous demandés à quoi bon nous présenter des outils inutilisables en classe…
En guise de conclusion, le formateur nous a dit : « De toute façon, je vous déconseille de faire des blogs en classe ou à l’école. Il y a eu beaucoup de problèmes ces dernières années, notamment s’agissant du droit à l’image et à la vie privé. Les familles ne plaisantent pas avec ça, la Loi non plus. Le cadre législatif est ainsi fait que vous serez toujours, vous instit, perdant. A vous de voir ». C’est tout vu.
La France, quart-monde numérique
Le numérique est une des priorités du ministre. Le budget alloué au numérique a triplé, par rapport à 2012, dans le projet de loi de finances de 2013, pour atteindre 10 millions d’euros.
En 2010, le rapport Fourgous révélait que la France se plaçait en 24ème position sur les 27 pays européens en matière d’équipement informatique à l’école. Un rapport du HCE (Haut Commissariat à l’Education) sur "Le numérique à l’école" détaille les carences : la France propose en moyenne 8,6 ordinateurs pour 100 élèves à l’école élémentaire (dans mon école, on est loin du compte) ; le matériel est renouvelé tous les 7 ans quand il devrait l’être tous les 4 ans ; près de 10 % des écoles n’étaient pas encore connectées à Internet en 2010 ; 3,5 % des classes de primaire étaient équipées il y a deux ans d’un tableau numérique interactif, contre 78% au Royaume-Uni.
Le numérique, les tablettes, la pédagogie online, les portails d’outils TICE, les salons du numérique scolaire, la technologie qui va révolutionner la manière d’enseigner, tout ça c’est super, mais on ferait peut-être bien de commencer par nous donner des ordinateurs, non ?... Quant à la formation des enseignants dans ce domaine, il est plus sage de ne pas aborder la question.
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