L’école s’est retrouvée au centre des débats, cette semaine : elle porterait la responsabilité, à écouter certains, d’une déroute républicaine qui laisserait les jeunes sans repères civiques. Bien sûr, les solutions à l’emporte-pièce et les idées de faux bon sens n’ont pas manqué ces derniers jours, retour de la blouse grise si rassurante en tête, et il manquait une voix, extérieure à l’école, pour dire les choses avec recul et sagesse. Jusqu’à la matinale de France Inter, jeudi 15 janvier, et l’interview de l’historien et philosophe Marcel Gauchet, à une heure où les enseignants sont déjà dans leurs classes.
A la manière d’un Michel Serres, Gauchet pose un regard aigu et bienveillant, dépassionné et sans idéologie, sur les jeunes, l’école, la société. Il faut écouter cet homme, il donne des clés pour comprendre et pour réfléchir. L’interview est écoutable en streaming ici, en voici les principaux passages.
Sur les réactions de certains collégiens et lycéens
« Je ne suis pas surpris, ça correspond à ce que nous pouvions savoir de toute part de la part du milieu enseignant, bien avant. Soyons prudent, il faut faire la part, dans ces attitudes, de l’esprit oppositionnel de l’adolescence, qui est devenu une composante très importante du terrain sur lequel doivent évoluer aujourd’hui les enseignants, avec le renforcement formidable des réseaux sociaux, devenus une espèce de contre culture anti-scolaire qui en permanence met en doute les vertus de l’institution. La montée en puissance de la contre culture internet est un phénomène majeur dont nous ne sommes pas prêts d’avoir la mesure.
Il y a aussi la montée d’un sentiment identitaire, d’un séparatisme identitaire. "On n’est pas comme vous, on ne joue pas votre jeu". C’est quelque chose dont les enseignants ont témoigné depuis longtemps déjà, et qui se confirme à cette occasion ».
« Ce qu’il faut comprendre aux élèves, c’est la naïveté de l’opposition systématique. Si les médias disent qu’il s’est passé tel événement et que vous êtes en face convaincu que tout ça est factice, fabriqué, plus ou moins issu d’un complot, vous êtes un naïf, et non pas un esprit critique comme le croyez spontanément ! Il faut là augmenter le niveau d’exigence pour sortir de la naïveté des gens qui ne se croient pas dupes ».
Le désarroi des enseignants
« Je crois que le plus grand désarroi où ils sont tient au fait que leur difficulté n’est pas reconnue dans la société. C’est à l’occasion d’un épisode comme celui-là – et il faut en profiter – que le problème apparaît dans toute sa lumière, qu’il y a une prise de conscience collective. Les circonstances sont exceptionnelles et l’enjeu l’est, mais à l’ordinaire les enseignants sont dans cette situation, et personne ne s’occupe d’eux. Ils ne se sentent pas soutenus par leur administration, c’est à mon sens le problème majeur. Vous n’avez pas d’autorité en tant qu’enseignant, vous n’êtes que le représentant d’une institution. Si les gens qui pilotent cette institution ne vous appuient pas, vous n’avez aucune espèce de marge de manœuvre, sinon la force personnelle, et vous en disposez ou vous n’en disposez pas, elle n’est pas constante en plus, la motivation n’est pas quotidiennement la même. Il y a un grand découragement, dans le milieu enseignant, face à la difficulté de la tâche ».
La « magie scolaire »
« Je suis très frappé par beaucoup de discours que j’entends, sur la magie scolaire, comme si cette institution avait le pouvoir, à part tout le reste de la société, de créer les conditions pour que s’épanouisse un véritable esprit républicain ! Mais nous avons affaire à des jeunes qui n’ignorent pas que pour un grand nombre d’entre eux, ce qui les attend à la sortie de l’école, c’est le chômage ! Problème majeur. Nous avons affaire à une jeunesse sans perspective sociale. On peut difficilement attendre qu’ils aient une attitude enthousiaste et positive à l’égard d’une institution scolaire supposée les préparer à cet avenir ».
Le rôle de l’école
« L’incantation ne fait du bien qu’à ceux qui la prononcent, ceux qui l’écoutent n’en retirent pas grand-chose ! Sortons des incantations ! C’est très bien de louer l’esprit républicain et la laïcité, mais il faut prendre le problème très concrètement : comment fait-on pénétrer cet esprit dans les établissements scolaires ? Comment l’enseigne-t-on ? Nous sommes désarmés sur ce point. Pour une raison de cuisine très simple : qui va enseigner cela ?
N’oublions pas que nous sommes sous le coup d’une décision qui n’a pas reçu, à mon sens, l’écho qu’elle méritait, la suppression de la formation des enseignants – nous sommes en train de la reconstituer, difficilement. Cela donne la mesure de la contradiction dont nous sommes entre une demande énorme adressée à l’école de fabriquer l’esprit public et l’absence de moyens qu’on lui procure pour accomplir cette tâche essentielle ».
« Via la société des médias dans laquelle nous vivons, le monde est massivement présent dans l’école et c’est une illusion de croire qu’on va la sanctuariser en la mettant à part de tout ça. Comment donner aux enseignants les moyens d’être des interfaces efficaces entre cette pression de l’information qui nous assaille de toutes parts avec ce qu’elle suppose de connaissances pour être déchiffrée, et des élèves très démunis et portés qui plus est à mettre systématiquement en doute la parole institutionnelle, d’autant plus que leur situation sociale les fait se sentir exclus de la société ».
L’exemple républicain
Qui va enseigner la laïcité, les principes républicains ? Si on fait un enseignement civique qui consiste à connaître les institutions, c’est très bien, c’est indispensable, mais ce n’est pas avec ça que l’esprit qui doit animer ces institutions va entrer dans la tête des élèves. Qui s’en charge ? Comment, nous tous, donner cet esprit aussi au-dehors de l’école ? Les enfants et les jeunes ne sont pas, là non plus, dans un vase clos, ils sont dans une société et ils ont bien remarqué que la vertu républicaine n’était pas nécessairement le programme prioritaire des dirigeants politiques de tous les partis. L’exemple républicain, il faudrait commencer par le donner pour qu’il ait du sens auprès des jeunes. Et après, on pourrait se poser sérieusement la question des moyens de l’enseigner. C’est la question la plus difficile qui soit. L’école joue, doit jouer un rôle essentiel dans la formation d’une culture commune, tout le monde est d’accord là-dessus, qui comporte notamment le sentiment démocratique et l’esprit républicain. Mais comment ? A la vérité nous n’avons jamais vraiment réfléchi sérieusement à cette question et nous nous contentons de mesures homéopathiques qui sont rapidement dissoutes dans la routine institutionnelle ».
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