(Crédit Damien Meyer / AFP)
Pour ou contre les notes ? C’est en ces termes navrants que le grand débat sur l’évaluation est posé depuis quelques jours, avec ses réponses attendues et ses réactions outrées. Une fois de plus, un important débat de fond sur l’éducation est phagocyté par sa caricature en mode binaire, présenté de manière sommaire par les médias, pensé de façon simpliste par la doxa, merci la société du sondage, un clic à droite pour non, un clic à gauche pour oui, résultats dans quelques minutes.
Que vais-je évaluer ? Dans quel but ?
Il se trouve que, dans ma classe, on est en pleine période d’évaluation. Je viens de passer les deux dernières semaines à les préparer, mes élèves planchent en ce moment, j’ai commencé les corrections – d’ailleurs je finis ce verbiage et j’y retourne fissa – et, très franchement, les notes sont loin d’être au centre de mes préoccupations. J’en donne, des notes, mais pas seulement, et les questions qui m’occupent sont bien plus vastes : Que vais-je évaluer, précisément ? Comment ? Dans quel but ? Qu’attends-je de ces évaluations, au juste ? Quels renseignements vont-elles me donner ? Que vont-elles apporter aux élèves ? Aux parents, sur leur élève d’enfant ? Quelle suite leur donner ? Comment vont-elles me permettre de remédier, de travailler sur les lacunes ? Voilà quelques-uns des questionnements qui me réveillent parfois la nuit. Les notes, elles, me laissent dormir en paix.
Les notes, un instrument insuffisant
Je ne suis pas contre les notes a priori, j'en mets, j'en donne, je dis juste qu'elles ne me suffisent pas ! Comme instrument de mesure (elles ne sont rien d’autre), elles sont trompeuses, ne disent pas tout, ne sont pas assez précises.
Imaginons une évaluation de conjugaison, portant par exemple sur le présent de l’indicatif.
Demandez à deux instits de préparer chacun leur évaluation, les exercices ne seront pas les mêmes, la place accordée aux verbes réguliers ou irréguliers, aux auxiliaires, ne sera pas la même, les barèmes différeront également, et chaque instit aura sa manière de corriger. Un même élève n’aura donc pas forcément la même note, alors qu’il sait la même chose !
Imaginons maintenant, sur une même évaluation, deux élèves qui ont eu 16/20, ce qui établit qu'ils sont de "même niveau". Mais ce 16/20 révèle et cache. Il révèle que les deux élèves ont plutôt réussi leur évaluation. Il cache les différences entre eux : l’un a eu quelques erreurs dispersées ça et là, mais tout est compris, il perd 4 points par manque d’attention ; l’autre a "tout bon", sauf un exercice sur les verbes irréguliers, il faudra donc impérativement revoir cela pour qu’il progresse.
A cette même évaluation, un élève a 0/20. Nul, donc, en conjugaison. Or, il se trouve que cet élève a des soucis de lecture, il a du mal à comprendre les consignes, et du coup se met à répondre n’importe quoi, n’importe comment, quand il répond. Je décide donc de lui lire chaque consigne, afin qu’il n’ait qu’à se concentrer sur la conjugaison (par ailleurs, je note qu’il faut revoir d’urgence la lecture de consigne et plus généralement travailler la lecture). Il n’a plus 0, mais 8/20, et je constate que les verbes du premier groupe sont quasiment acquis.
Dernier exemple : une même évaluation, un seul élève, mas à deux moments différents. L’évaluation est d'abord passée à la fin de la séquence de travail, l’élève est parfaitement entraîné. Puis l’évaluation est passée trois semaines plus tard, histoire de voir ce qui reste de tout cela. On imagine aisément comme les notes de l'élève vont différer.
Autant d’exemples que tout prof rencontre dans sa pratique. Les notes ne servent pas à rien, elles disent toujours quelque chose, mais la question est de savoir quoi, et d’autre part de savoir aussi ce qu’elles cachent.
(Et, plus trompeuses encore que les notes : les moyennes, qui portent en quelque sorte au carré les lacunes des notes, elles débouchent sur les classements, et un classement, c’est un jeu de dupes, on est toujours le con de quelqu’un).
Mesurer plus finement
Ce qui m’intéresse, moi, enseignant, c’est d’être précis, de distinguer le relief dans le détail, de savoir ce que l'élève a réussi ou raté, ce sur quoi il faudra à nouveau travailler, quelle aide, quelle solution apporter, pour que l'élève progresse.
Je continue à donner des notes, car elles établissent le niveau de travail et de compréhension général d’un élève sur un thème, parce que ça parle aux parents, aussi, et qu’il est important pour moi que les parents me suivent et suivent leur enfant.
Mais, à cette notation, que je varie, notant sur 10, sur 20, sur 30, j’ajoute une évaluation plus précise : dans mon évaluation de conjugaison, plusieurs savoirs sont évalués, appelons-les des compétences, et un système de lettres indique le degré de compréhension ou d’acquisition ou de maîtrise. En guise de résumé, un cartouche résume la chose :
Grâce à ce tableau (ici simplifié mais ce n'est guère plus compliqué), on voit immédiatement, moi, l’élève, les parents, qu’il va falloir retravailler les verbes du deuxième groupe. (Et, si tous les élèves de le classe doivent retravailler ces verbes, cela peut aussi indiquer que j’ai loupé quelque chose à ce niveau : c’est aussi soi, enseignant, qu’on évalue en évaluant...)
Il faut habituer les parents à d'autres manières de faire. D'où la double notation : ils ont la note, qui les rassure, mais aussi un autre système d'évaluation sous les yeux dont ils peuvent constater l'efficacité et la précision.
Cette méthode n’a rien de révolutionnaire, des dizaines de milliers de profs inventent leurs solutions propres partout en France.
Bienveillance
Cette semaine la ministre a présenté son plan pour les mathématiques, et il y a une ironie à constater comme la sacro-sainte note procède au fond d'une sorte de croyance sur-rationnelle dans les nombres, ils ne peuvent trahir ou tromper les nombres, il y a chez eux une neutralité parfaite, une inaltérabilité, une incorruptibilité, ah si seulement Dieu était une équation, au moins on serait sûr de son existence.
Or, les nombres sont des coquilles vides. Sans vie. Ce qui leur donne vie, ce qui les meut, c'est le sens qu'on leur donne. Et de ce point de vue, il me semble que le CSP se trompe en parlant de « notation bienveillante », la note elle-même ne peut être bienveillante ou malveillante, il faut arrêter d’en faire une poupée vaudou. Ce qui est bienveillant, c’est la méthode, la démarche même du professeur, son attention portée aux élèves, à tous, notamment ceux en difficulté. C’est l’évaluation qui doit être bienveillante, c’est-à-dire réfléchie et motivée, ayant pour but non seulement de situer l’élève par rapport à ce qui est attendu de lui, mais aussi de cibler ses lacunes et de donner des pistes pour y remédier, que cette évaluation soit notée ou pas. On peut être bienveillant avec des notes, malveillant avec des lettres, toutes ne sont que des instruments de mesure, l’important c’est ce qu’on mesure, comment et pourquoi.
Nota : Tiens, je m'aperçois que j'ai déjà parlé des notes il y a à peine six mois, relatant à l'époque trois petites histoires... C'était lorsque Benoit Hamon avait présenté la Conférence sur l'évaluation, et le débat alors n'avait pas été bien plus fécond...
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