(Crédit AFP)
Ce matin, une enseignante a été poignardée à mort par une mère d'élève, dans une école maternelle d’Albi, dans sa classe et devant les enfants, laissant toute la profession en état de choc. Un drame terrible, isolé, qui ne doit pas entraîner de généralisation simpliste ou hâtive, mais qui fait écho aux difficultés du métier relevées à plusieurs reprises ces derniers mois : instit est un métier de plus en plus exposé, et les relations avec certaines familles sont de moins en moins simples.
Les enseignants deux fois plus agressés que les autres professions
Incroyable collision de l’actualité : pas plus tard que cette semaine, l’Insee publiait les résultats de l’enquête Cadre de vie et sécurité (CVS) qui interroge les ménages sur les faits de délinquance dont ils sont victimes. D’après l’étude, si les violences physiques contre les personnels de l’Éducation nationale (professeurs des écoles, enseignants du second degré, conseillers et assistants d’éducation, chefs d’établissement) sont relativement rares, chaque année en moyenne, 12 % d’entre eux déclarent faire l’objet de menaces ou d’insultes dans l’exercice de leur métier. Cette proportion est près de deux fois plus élevée que dans l’ensemble des autres professions.
Dans le détail, l’étude CVS indique que dans l’Éducation nationale, 49 % des victimes de violences physiques, 64 % des victimes de menaces et 57 % des victimes d’insultes ont été agressées dans l’exercice de leur métier contre respectivement 31 %, 44 % et 40 % des personnes occupant un emploi.
Les instits se distinguent des autres personnels, notamment des profs de secondaire, par le fait qu’« ils sont bien plus souvent menacés ou insultés par des adultes (7 cas sur 10) en exerçant leur activité professionnelle. Ce sont généralement des membres de la famille de leurs élèves, principalement des parents ». Les personnels les plus jeunes sont particulièrement exposés, ce qui s’explique par le fait que les premières années d’enseignement se font dans des quartiers sensibles.
Dans l’année qui suit l’incident, en moyenne, 46 % des personnels de l’Éducation nationale menacés ou insultés dans l’exercice de leur métier signalent des séquelles telles que des troubles du sommeil ou une perte de confiance en soi. Un tiers des victimes estiment que l’incident a perturbé leur vie quotidienne, notamment leur vie professionnelle.
Un directeur sur deux agressé l’année dernière
Fin avril, une étude de Georges Fotinos, ancien inspecteur général de l’Education Nationale en lien avec l’Observatoire international de la violence à l’école, indiquait que 49% des directeurs d’écoles maternelles et élémentaires avaient été agressés, verbalement ou physiquement, durant l’année 2012 – 2013. Plus généralement, 56% des directeurs et 67% des enseignants « ont eu plusieurs différends dans l’année ».
Le harcèlement, avec 38,6%, est le principal type d'agression devant les menaces (26,7%), les insultes (23,1%) et les coups (0,7%). Ce sont les punitions et les sanctions qui viennent en tête des différends entre les parents et l'école avec 53,3%, devant la surveillance et la maltraitance entre élèves (45,4%) et les résultats et les difficultés scolaires (33,1%), selon l'étude.
L’auteur de l’enquête insiste sur le fait que « ce classement paraît révélateur à plus d’un titre de l’état d’esprit actuel des deux partenaires. D’abord, il indique une sensibilité majeure des acteurs concernés aux mesures disciplinaires, comportement qui trouve souvent son origine dans la récurrente et prégnante problématique de la responsabilité de l’éducation des enfants : les parents s’estimant souvent les premiers responsables dans toutes les situations de vie de leurs enfants et les enseignants considérant dans leur grande majorité que la mission confiée par l’Etat leur confère le droit pour le bien des enfants d’imposer leur valeurs morales et éducatives à l’école. Cette divergence nous semble fortement constitutive du sentiment de « défiance » relevé par certaines enquêtes et qui peut se concrétiser par la remise en question d’une part de l’autorité des enseignants sur les enfants et d’autre part conduire à une certaine « délégitimation » éducative des parents par les enseignants ».
Un lien école / famille à repenser
A la fin de l’étude de G. Fotinos, Philippe Meirieu donne quelques repères historiques et trace des lignes pour le futur :
« On ne peut pas vraiment comprendre les relations entre les parents et l’Ecole en France si l’on ne mesure pas l’importance de cette dimension émancipatrice de l’institution scolaire, si l’on ne voit pas à quel point elle a profondément imprégné le corps enseignant et les cadres éducatifs jusqu’à fonder un « contrat » tacite entre les deux partenaires : aux familles la responsabilité de « soin », aux enseignants celle des « savoirs » ; aux familles, l’accompagnement matériel et psychologique des enfants, aux enseignants, la confrontation – parfois violente mais nécessaire – avec l’exigence d’objectivité et de vérité, aux familles de devoir de rester dans la sphère privée, aux enseignants le devoir de faire découvrir l’altérité, l’intérêt collectif et le bien commun.
Or, une telle répartition des rôles a pu fonctionner sans grande difficulté et dominer l’enseignement public français tant que le corps social était prêt à reconnaître à l’Etat la légitimité absolue en matière éducative : au nom de la grandeur de la Nation et parce que les individus croyaient au bien-fondé des institutions qu’ils respectaient plus que tout (…). Mais les choses ont changé avec la montée de « l’individualisme social » qui domine aujourd’hui notre société : la confiance aveugle n’est plus là. (…)
Face à ce phénomène, sans aucun doute irréversible, deux voies s’ouvrent à nous : ou bien l’Etat et son école sont capables de construire un nouveau « contrat scolaire » avec les parents, en reconnaissant une place à ces derniers, en leur permettant d’exercer, véritablement et de manière démocratique, leurs responsabilités de citoyens dans l’Ecole, et cela sans trahir le projet scolaire lui-même de confrontation à la vérité et de construction du bien commun… Ou bien l’Etat et son école se crispent sur le fonctionnement passé et laissent alors les parents intervenir, de manière sauvage, selon les moyens dont dispose chacun, sur le fonctionnement d’une institution qu’ils considèrent comme un bastion imprenable, drapé dans son refus du dialogue et qui a trahi sa promesse de démocratisation de la réussite scolaire ».
On lira avec intérêt l'enquête de G. Fotinos et la tribune de Meirieu, téléchargeables ici à la fin du papier du Café Pédagogique. A compléter avec une interview de Fotinos pour Le Parisien.
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