Mon fils revient de l’école et ne sait plus parler

(Crédit AFP Mychele Daniau)

Sinon, à part instit, je suis père. Notamment d’un petit garçon qui est entré au CP cette année. Tout se passe bien, merci, mais depuis quelques temps Martin a attrapé comme on chope la gastro des tics de langage qui me hérissent le poil. Il y a les débuts de gros mot, réprimés juste à temps, il y a les phrases ponctuées de « toi » (genre « mais non c’est pas ça, toi !... »), etc. Et puis, il y a des incorrections qui avaient disparu depuis belle lurette et qui font un retour dont je me serais bien passé.

« Papa, c’est les méchants qui zont commencé à attaquer les gentils »…

« Si j’aurais été sûr, j’aurais pas choisi cette solution »…

« Même si je saurais voulu tu me l’aurais pas donné »…

« Qu’est-ce que vous faisez ? »…

Vous allez me dire c’est normal, ça arrive, surtout dans les moments de fatigue, arrête ton char l’instit, pose ton stylo rouge, et puis il a que six ans quand même, ça se saurait si on savait parler correctement à cet âge-là, après tout il a tout le temps devant lui, l’oral du bac de français c’est pas pour tout de suite. Soit. Sauf que, il y a deux choses qui me chiffonnent.

Primo, sa mère et moi, on s’échine depuis des années à corriger au quotidien les petites erreurs de langage de notre progéniture, partant de l’idée que si les erreurs sont normales à chaque stade de développement langagier, ne pas les laisser s’installer en donnant la tournure correcte paraît tout aussi normal si on veut que le langage évolue. Et globalement, ça marche. C’est chiant, parfois j’ai pas franchement le cœur à le reprendre en pleine explication sur la vie des dinosaures au crétacé, mais au final le niveau de langage de mon fils est tout à fait correct pour 6 ans (même si la qualité ne rattrapera jamais la quantité…).

Deuzio, il ne s’agit pas seulement d’anciennes erreurs qui resurgissent momentanément, donnant le sentiment qu’on est juste dans une de ces phases de reflux typique de tout apprentissage en cours. Martin fait des erreurs qu’il ne faisait pas avant ! D’où le sentiment que j’ai, certains soirs ces derniers temps, que le niveau de langage de mon fils baisse à l’école. Ce qui, en tant qu’instit, ne me satisfait pas franchement.

De l’autre côté du miroir

Avant de retrouver mon fils le soir, je fais l’école la journée, donc. Et que fais-je à longueur de journée, en classe, dans les couloirs, dans les escaliers, dans la cour, à la cantine ?... Je corrige les erreurs de langage de mes élèves ! J’ai déjà raconté dans ce précédent post comme il m’arrive d’être désappointé par le niveau de langage de mes élèves…

« Maître, je peux yaller aux toilettes ? ».

« Maître, il nen a plein des élèves qui zont un chewing-gum ! ».

« Aujourd’hui, la des carottes à la cantine ».

Etc…

Je reprends, toujours, même discrètement, en essayant de ne pas brider pour autant la parole de mes élèves. Je leur dis souvent qu’ils doivent veiller à garder un bon niveau de langage oral, essayer de l’améliorer, que dans la vie il est important de savoir parler correctement en toute occasion, savoir s’adapter à son interlocuteur ; on travaille sur les niveaux de langue, les registres de langue. Je leur dis aussi que plus le langage oral s’écarte de la règle, plus la qualité de l'écrit en pâtit, qu’il faut veiller à bien parler si on veut écrire bien, lire mieux.

Bref, je prends très à cœur cette partie de mon métier qui concerne la langue, et c’est toujours satisfait et assez fier de moi, le sentiment du devoir accompli, après une séance rondement menée sur le langage, que je regarde mes élèves se ranger devant la classe. Une bouffée d’orgueil m’envahit, je sens en moi comme je suis utile à ces petits d’hommes mal embouchés qui, grâce à mon abnégation, vont enfin pouvoir pratiquer notre magnifique langue avec précision, habileté et, probablement, grâce. Le sourire aux lèvres, le menton haut, le regard vague, infatué jusqu’aux racines des cheveux, je descends mon rang, tellement heureux de participer si efficacement au Grand Projet Langagier National Commun.

C’est généralement là que Benjamin, du fond du rang, bougonne un truc du genre :

« Putain sa race, faut qu’on se magne le cul nen a des CM2 qui zont déjà pris la place dans les buts ! ».

La cour de récré, société des enfants

On le voit, le père en moi se désole que sa progéniture perde son latin à l’école et revienne en ayant égaré dans la journée les préventions patiemment établies en lui – et je maugrée bêtement, colère contre cette école de la République qui ne fait plus son travail et me rend mon fils plus ignare le soir qu'il ne l'était le matin. Dans le même temps ou presque, l’instit en moi se lamente du niveau de langue des élèves, ébahi devant leurs lacunes – et je grommelle connement, renaudant contre les parents qui ne font plus leur travail et m’envoient des semi-aphasiques.

Et puis ces deux personnes en moi se rencontrent, se toisent, d’abord méfiantes, le regard vaguement accusateur, et bientôt voient dans l’œil de l’autre le même désarroi, reconnaissent dans son front plissé la même problématique. Alors le père et l’instit formulent un même geste d’impuissance et se tournent vers ce qui leur échappe, à tous les deux, mais constitue la réalité quotidienne de leur(s) rejeton / élèves.

On oublie souvent que l’école, ce n’est pas que 24 heures de classe, de l’encre, des cahiers cornés, des savoirs en jachère, des apprentissages en cours. L’école, c’est aussi des heures entières passées à jouer avec les copains et les copines, dix heures de récré hebdomadaire, au bas mot, pendant lesquelles les enfants parlent bien plus qu’en classe, bien plus qu’à la maison, dans un contexte langagier affranchi, celui d’une communication exacerbée par les relations sociales en jeu dans cet espace restreint et surpeuplé.

Bien sûr, certains vont me dire que, quand même, trop de parents ne jouent plus leur rôle dans la construction du langage et portent une responsabilité quant à la pratique de leur enfant. D’autres me diront que, vraiment, l’école peine à travailler la langue en profondeur, ne se donne plus le temps de structurer son usage, de multiplier son exercice, et qu’elle est coupable de son appauvrissement.

Tous auront partiellement raison, mais il ne faut pas méconnaître cette part importante de la vie des enfants que constitue la collectivité, la vie sociale dans la cour de récré et par extension, les échanges au square, au parc, dans le club de foot, de gym… La plupart des échanges langagiers ont lieu là, selon des codes qui nous dépassent, dans un espace social où le souci d’appartenance à la norme est particulièrement fort, débouchant sur une uniformisation qui se fait plutôt par le bas que par le haut.

Il n’y a pas à le déplorer, d’abord ça ne sert à rien, et puis la société des enfants fait souvent écho à celle des adultes. Si on souhaite agir, on peut donc travailler, parents et enseignants, à améliorer la qualité de notre langage. Mine de rien, l’enfant s’empare toujours des modèles qu’on lui propose.

 

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