(Crédit Getty)
Il y a quelques semaines, la ville de Providence, aux Etats-Unis, a remporté le Mayors Challenge Grand Prize for Innovation de la fondation Bloomberg Philanthropies, pour un programme d’éducation jugé innovant. L’idée : améliorer la qualité du langage entendu chez lui par l’enfant durant ses toutes premières années, afin d’augmenter ses chances de réussite scolaire plus tard.
Inégalités langagières dans la petite enfance : les travaux de Hart & Risley
Le programme récompensé, intitulé "Providence talks", repose sur le travail mené par deux chercheurs de l’Université du Kansas, Todd Risley et Betty Hart, qui travaillent depuis 40 ans sur l’acquisition du langage, particulièrement dans les milieux défavorisés.
Dès les années 60, Hart & Risley travaillent au cœur des quartiers pauvres de Kansas City, développant des procédures afin d’améliorer le niveau de langage des enfants, à l’école maternelle, jusqu’à atteindre celui des enfants de milieux plus favorisés. Les chercheurs remarquent que, même si les enfants pauvres parviennent grâce à ces procédures à hausser quantitativement leur niveau de langage, les enfants favorisés ont réussi dans le même temps à développer leur vocabulaire dans des proportions telles que l’écart continue à se creuser. Dès lors Hart & Risley se penchent plus précisément sur l’acquisition et l’accroissement du vocabulaire, clé selon eux du développement langagier. Puisque l’école ne parvient pas à réduire les écarts en termes de langage, les deux chercheurs décident de se pencher sur les premières années de l’enfant, avant même la préscolarisation.
Hart & Risley mettent en place une étude concernant des dizaines d’enfants âgés de 9 à 36 mois, issus de tous les milieux sociaux de la ville. Leur but : observer ce que l’enfant entend à la maison, ce que les adultes lui disent, mais aussi se disent entre eux devant lui.
Le premier constat que font les chercheurs est qu’il existe de grands écarts dans la quantité de discussions, de conversations, de mots entendus selon les enfants. Ils constatent également que la nature des contenus varie beaucoup. Alors que les familles défavorisées se cantonnent globalement à des discussions fonctionnelles, sur le mode de la directive (« arrête », « range tes jouets », « ne mange pas ça »…), les familles issues de milieux plus favorisés dépassent ce registre pour entrer dans des discussions plus abstraites, par exemple sur les souvenirs, les perspectives pour l’enfant, etc.
Hart & Risley notent également qu’un enfant entend en moyenne 1500 mots en une heure, alors qu’un enfant de milieu favorisé en entend 2100 et un enfant défavorisé seulement 600. A l’âge de 4 ans, où commence la préscolarisation aux Etats-Unis, un enfant a en moyenne entendu 30 millions de mots, un enfant de milieu favorisé 48 millions mots et un enfant défavorisé, 13 millions.
Les chercheurs mesurent ensuite le QI des enfants à l’âge de 3 ans. L’écart entre les enfants s’élève à 6 points de QI. Poussant leur observation jusqu’à l’âge de 9 ans, Hart & Risley constatent que l’entrée dans la lecture, dans l’écriture et la réussite scolaire sont directement fonction de la quantité de langage entendue par l’enfant durant ses toutes premières années. Enfin, Hart & Risley constatent que les parents parlent plus à une fille qu’à un garçon, ce qui pourrait expliquer les plus grandes difficultés scolaires des garçons défavorisés (pour plus de détails, lire cet interview de Risley ou la visionner).
Le programme éducatif de Providence
L’école américaine peinant à réduire les écarts et les inégalités de langage, les regards se tournent de plus en plus vers les travaux de Hart & Risley, suivant l’idée qu’il faut agir bien en amont, au moment même où se construit le langage. C’est ainsi que la ville de Providence imagine un programme fondé sur leurs travaux. Providence a déjà réussi avec succès à conduire plusieurs programmes dans lesquels des médecins, des infirmières et des travailleurs sociaux accompagnent à domicile les femmes enceintes et les nouveaux parents afin de leur apporter soutien, soins médicaux et conseils. S’appuyant sur ces réseaux, la ville décide d’ajouter un nouveau service destiné à favoriser la conversation au sein de la famille. En effet, d’autres études ont montré que si les parents des milieux défavorisés ne parlaient pas davantage à leur enfant, c’est tout simplement parce qu’ils n’avaient pas idée qu’il fallait le faire et qu’il y avait là un levier important dans le développement langagier et l’éducation de leur enfant !
Eduquer les parents en induisant une réflexion sur leur propre langage, afin de modifier en profondeur leurs pratiques, et donc optimiser le développement langagier de leur enfant, voilà le pari.
Pour passer de l'échelle expérimentale de Hart & Risley à une plus grande échelle (Providence veut concerner chaque année 2000 familles), le programme modifie les procédures des chercheurs en décidant d'utiliser un appareil d'enregistrement au lieu d'une observation humaine. Cet appareil est utilisé depuis des années dans les hopitaux, les universités, dans le travail avec les enfants autistes et sourds : il permet, grâce à un système de reconnaissance vocale, d'enregistrer 16 h et de traiter les données en triant les interlocuteurs, leurs propos... Des tests faits en milieu familial montrent qu’en 10 semaines, sans formation spécifique, des parents de milieux défavorisés ont porté leur moyenne de mots de 8000 à 13000. De nombreuses familles ont demandé de continuer à bénéficier des données après la fin des essais.
Le programme de Providence compte optimiser les résultats en s'appuyant sur un accompagnement actif des familles : chacune d'elle sera formée à l’utilisation de l’appareil et sensibilisée aux visées du programme, et tous les mois un visiteur (la ville souhaite recruter des parents afin d’exercer la meilleure médiation possible) passera faire un relevé, échanger avec la famille sur l’évolution de son comportement langagier, et fixer des objectifs concrets pour le mois suivant.
Pour une politique éducative globale
Je ne sais pas ce que va donner le programme de Providence, s’il réussira un peu, beaucoup, pas du tout. De plus, il s'agit d'un programme typiquement américain, et l'idée de sa possible transposabilité ne m'effleure même pas. Ce qui m’a intéressé dans cette information venue d’outre atlantique, c’est qu’il s’agit d’une initiative publique, fondée sur les travaux de chercheurs concernant la petite enfance et qui cherche des solutions éducatives associant politique de la ville, politique familiale et politique de l’éducation. Exactement ce dont on est trop souvent incapable en France, où on a la fâcheuse tendance à, d’une part, cloisonner la réflexion et donc l’action, et d’autre part à considérer que l’échec ou la réussite scolaire est affaire exclusive de l’école.
Si l’école doit impérativement et prioritairement se pencher sur elle-même et son incapacité à réduire les inégalités de départ entre les enfants qu’elle a pour mission d’instruire, une politique d’éducation nationale ambitieuse ne saurait faire l’économie d’une réflexion plus globale qui l’amènerait à mettre en place des actions éducatives transversales dont l’école serait le cœur, certes, mais pas le corps tout entier.
En l'occurrence, il m’a toujours paru évident que le rôle de l’école résidait d’abord et avant tout dans le travail sur le langage, en tant qu’il structure la pensée, mais aussi que, l’école ne commençant qu’à trois ans, elle ne pouvait agir que sur un matériau dont elle héritait.
Il faut donc redire l’importance de l’école maternelle dans le développement du langage : la langue orale doit être au cœur de tous les apprentissages entre 3 et 6 ans, c’est durant ces années que les bases de la langue vont se mettre en place, et de la qualité de cette structuration dépendra le passage à l’écrit. On insiste trop, à mon sens, sur l’écrit en maternelle (ah, la France et sa culture de l’écrit, qui fait aussi qu’on ne sait pas parler la langue étrangère qu’on sait à peu près lire…), alors qu’on devrait se consacrer d’abord et avant tout à la langue orale et tenter de réduire les écarts entre les enfants. Car en définitive, « la langue est un phénomène oral, l’écrit n’en étant que la trace éphémère qui ne prend vie que lorsqu’il rencontre des yeux qui vont le retransformer en sons » (lire de toute urgence ces quelques lignes sur le langage oral).
Mais cela ne saurait suffire : il faut une politique éducative globale, transversale, en direction des parents, particulièrement de milieux défavorisés : alphabétisation, sensibilisation à la langue orale, aux registres de langue, ateliers de lecture, de théâtre, que sais-je encore… Dans cette politique publique, les villes ont un rôle majeur à jouer, mais si l’on veut que les inégalités ne se creusent pas sur le territoire, c’est à l’état d’impulser le mouvement au niveau national.
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