C’est quelque chose qui me laisse toujours un peu perplexe, vaguement déçu, pour tout dire même un peu déprimé. Régulièrement, un élève prend soudainement conscience, avec un étonnement considérable vu sa réaction, que je vis dans le même monde que lui – et ça, franchement, il ne s’y attendait pas.
Un prof écoute forcément de l’opéra
Cette semaine, je faisais le chemin de la salle photocopieuse à ma classe et j’ai croisé un élève remonté prendre son manteau (andouille, je vous avais bien dit de vous couvrir, le soleil est mort, il ne fait qu’apparaître parfois tel un revenant). Comme d’habitude j’avais mes écouteurs sur les oreilles, j’adore la musique et j’aime travailler avec. Mon élève – appelons-le Hicham, puisque c’est son prénom – me voit, et, surpris, me dit :
- Ah, vous écoutez de la musique ?
A quoi j’ai trouvé la réponse adéquate :
- Ben oui.
Amusé, intrigué, il me demande :
- Vous écoutez de l’opéra ?
J’aurais été surpris si ça avait été la première fois. J’ai souri.
- Pourquoi j’écouterais de l’opéra ?
Derrière un faux air style « ben je sais pas », il a camouflé une vraie pensée genre « ben vous savez bien, quoi… », que j’ai très bien comprise : je suis prof, donc forcément j’écoute de l’opéra, ou du jazz, ou n’importe quel truc chiant qu’il n’écoutera jamais et qui n’intéresse que des gens comme moi. En guise de quoi, il m’a demandé :
- Vous écoutez quoi ?
- Là ? Du rap américain, Kendrick Lamar. Mais sinon, de tout, du rock, du rap, de l’électro, de la chanson...
Il a fait une drôle de mine, un petit sourire, et il est redescendu. Je l’ai entendu cogiter jusqu’en bas, je l’ai entendu courir dans la cour, je l’ai presque entendu dire aux autres : le maître écoute du rap.
Un prof joue au Scrabble
Un autre jour, je ne sais plus exactement pourquoi, on est venus à parler du Scrabble en classe. Je crois que c’était à cause de la fréquence des lettres x, y, z dans la langue française. Je leur ai expliqué que c’était la raison pour laquelle ces lettres valent 10 points au Scrabble alors que le e et le a valent 1. La moitié des élèves ne connaissait pas le jeu, aussi je leur ai expliqué le principe vite fait – je me demande même si je ne vais pas lancer un atelier dans la classe. Un élève a cru bon de faire une vanne :
- Ca a l’air moins bien que la DS !
Les autres ont ri. J’ai dit :
- Pourquoi tu compares ? J’adore le Scrabble, et puis j’aime aussi jouer à la console, tu vois, on peut faire les deux.
Etonnement dans la classe.
- Vous jouez à la console de votre fils ?
- Non. Je joue à MA console. J’AI une console de jeu, à laquelle mon fils n’a pas le droit de toucher, il est trop petit.
A la récré, une grappe de gamins autour de moi, j’ai du expliquer quelle console j’avais, à quels jeux je jouais, etc. Je leur ai bien dit que je pouvais éclater (bon d’accord j’ai pas dit éclater, j’ai du dire pulvériser) n’importe lequel d’entre eux à Fifa 13 (sérieux, je suis vraiment fort).
Je crois que certains n’y croient pas encore complètement. Un prof ne joue pas à la console.
Les profs vivent en colonie, retirés loin du monde, et parlent au passé simple
Des exemples comme ça, j’en ai des tas, et à chaque fois, c’est la même surprise chez les élèves, ah bon vous connaissez le mot swag, c’est pas vrai vous connaissez angry birds, ça alors vous connaissez Tal, incroyable vous êtes sur Facebook, etc. Je sens bien qu’au fond, à leurs yeux, on n’appartient pas au même monde, eux vivent dans le vrai monde, moi dans un autre, qui est à la fois celui des adultes – lesquels ne savent ni ne comprennent rien au leur – mais bien autre chose aussi, une sorte de monde parallèle, faits de profs ermites qui certainement vivent en colonie d’ermites, retirés loin du vrai monde et de ses réalités, essentiellement occupés à préparer des exercices chiants, et à réviser leur dictionnaire poussiéreux – un prof ne connait pas de gros mots. Dans cette colonie, une gigantesque armoire réunit les trois tenues réglementaires de chacun, si planplan, sans surprise – un prof ne met pas de sweat à capuche et ne porte pas de Converse. Dans cette colonie, les profs mangent des légumes bouillis et dégueulasses, ceux-là même qu’ils forcent les enfants à manger à la cantine – un prof n’aime pas le Mc Do, ça non. Dans cette colonie, les profs parlent à l’imparfait, pas au passé composé comme tout le monde, des fois mêmes ils emploient le passé simple et ses formes connues d’eux seuls, vous tentâtes, nous rîmes.
Le rapport à l’école en question
Certes, j’exagère. N’empêche, tout ça me laisse songeur. Pourquoi les élèves voient-il a priori le prof comme quelqu’un d’un autre temps, d’un autre monde ? Qu’est-ce qui relève du statut – celui qui dispense le savoir est forcément dans une autre dimension – et où est notre part, à nous, profs ? En quoi notre pratique, notre attitude, notre pédagogie, nos rapports avec les élèves, génèrent-ils de telles représentations ?...
Tout ceci est anecdotique, me direz-vous, après tout, je n’ai qu’à arrêter de me poser des questions cons et me contenter d’enseigner. Sauf que derrière tout ça, c’est le rapport des élèves à l’école, l’image qu’ils ont d’elle qui pose question. L’école est manifestement, pour la plupart, un lieu très peu en phase avec le monde moderne et ses réalités, un endroit suranné, raide, compassé, une manière de musée où l’on apprend des choses sans bien comprendre en quoi elles vont servir dans la vraie vie, des choses qu’on oubliera assez vite et que ces morceaux de vraie vie que sont les récrés avec les copains aident à faire passer.
L’école, l’institution scolaire doit-elle s’interroger pour autant ? A-t-elle à s’occuper de savoir si elle est en phase avec la réalité de ceux qu’elle a pour mission d’instruire ? Aurait-elle à gagner à s’adapter ? Elle qui contribue à poser une norme, un cadre, elle qui définit et qui jalonne, jusqu’où ses propositions sont-elles recevables, opératoires, si cette norme, ce cadre, ce qu’elle définit sont étrangers aux élèves ?
Vous avez raison, en fait, je vais me contenter d’enseigner.
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