Le gothique (une histoire sur l’autorité, suite et fin)

Jérôme Gautier@flickr

Pour ceux qui auraient raté le début de cette histoire absolument véridique et à peine romancée, sachez que d'une part je ne suis pas disposé à faire un résumé ici, et que d'autre part il serait bien dommage de passer à côté de la description de mon voisin remplaçant, héros de ce récit sur les vicissitudes de la gestion de classe en milieu hostile. Allez, j'insiste, c’est ici.

Pour les autres, qui attendent depuis mercredi de savoir comment mon ami gothique va s’en sortir… Autant vous prévenir, c’est fini de rigoler.

Etincelle post-prandiale

Vers 14 h, au bout d’une heure de classe, enfin de sieste pour ce qui concerne mes élèves (mieux vaut ça que quand ils sont en forme, notez), je perçois pour la première fois de la journée des bruits de voix dans la classe d’à-côté. Ca hausse le ton, même. On dirait que le gothique parle à un gamin. Plus rien pendant quelques minutes, puis tout à coup, j’entends très nettement quelques rires des élèves : je les connais ces rires, ce sont ceux, moqueurs et forcés, qui sont destinés à appuyer là où ça fait mal et à vous déstabiliser.

Soudain, immense éclat de rire de toute la classe voisine. Mes élèves lèvent la tête de leur feuille d’exercices et se regardent, sourire narquois. Puis me regardent. L’un d’eux me dit : « C’est le gothique là, il est trop bizarre, il fait flipper ». Un autre : « C’est un violent lui, sérieux, il est trop en mode agressif ! ». Visiblement ils ont parlé avec leurs potes de la 4ème gothique, ce midi…

Je sais pas pourquoi, je sens que le vent se lève.

… Et de fait, en quelques poignées de minutes, ça dégénère à côté. Les éclats de voix se multiplient, suivis de rires de plus en plus nombreux et moqueurs ; on entend des bruits de chaises et de tables qui raclent le sol, visiblement des élèves se lèvent, se déplacent, discutent ; le gothique en vient à crier un bon coup de temps en temps, sans autre résultat que des rires. Bientôt, les gamins de sa classe se mettent à huer tous ensemble. Mes élèves ne travaillent plus depuis plusieurs minutes, ils sont comme moi, à l’écoute. Comme moi, sauf que moi je les regarde aussi, et je vois une quinzaine de mômes plutôt domestiqués jusqu’ici qui ont comme l’air d’être aspirés par l’appel de la forêt. La meute se forme. Je décide d’anticiper la récré et les fous dehors.

Téléphone maison

Le gothique invisible durant la pause café, j’aurai le fin mot avec deux de mes élèves, que je chope dans le couloir.

« C’est Kevin, il a répondu au gothique, il l’a cherché, quoi. Alors le gothique il a pris son téléphone pour appeler son daron, et Kevin il a rigolé en lui disant qu’il s’en battait les couilles. Vous le connaissez le daron de Kevin, m’sieur, vous voyez ce qu’il a pu lui dire, au gothique ? [je vois bien, ouais, je souris, même : d'aller se faire foutre, mais en moins poli], mais le résultat c’est que le gothique il est devenu encore plus blanc quand il a raccroché ».

C’est bon, pas la peine de terminer, va. Con de gothique, il a voulu jouer au plus malin avec son chantage imbécile, mais il y a toujours un Kevin pour aller voir quand même ce qu’il y a derrière l’intimidation. Moralité le père de Kevin l’a bâché, et le gothique s’est retrouvé à poil devant ses élèves. Il croyait les tenir par la peur, maintenant il les tient plus par rien, il a tout perdu et ils vont le bouffer le reste de la semaine.

C’est pour moi que je commence à craindre.

Contagion

Le lendemain, dès l’appel, le bordel a commencé à côté. De mon côté, j’ai senti que mes élèves étaient nerveux, pas du tout tournés vers le travail, ils étaient avec leurs potes d’à côté, en fait. Lesquels se sont mis, d’un coup, à hurler, à gueuler dans tous les sens.

« N’y pensez même pas, j’ai dit le plus fermement possible, en regardant mes élèves droit dans les yeux.

- Mais m’sieur c’est plus fort que nous, là, c’est nos potes !

- Ouais il est grave le gothique, sérieux il nous met la pression, on est tous énervés, là ! ».

J’ai passé l’heure qui a suivi à endiguer les séries de vagues qui montaient d’à côté, à contenir mes élèves. Ils m’aiment bien, c’est la seule chose qui fait que ça a tenu jusqu’à la pause du matin. Après, je n’ai plus rien pu faire que gérer comme je pouvais la crise. La classe voisine a, une fois de plus, hurlé. Et les miens leur ont répondu. S’est installé un dialogue entre les deux classes, qui se répondaient en hurlant, comme deux meutes de loups ou deux kops de supporters, liés par-delà les murs par une sorte de solidarité, une agitation intérieure commune. J’ai tout essayé, les menaces, les heures de colle, la persuasion, j’ai laissé passer un ou deux coups de gueule, tentant un « ça y est c’est bon, vous êtes calmés, là ? », rien n’y a fait. Nos deux classes étaient retournées, déchaînées.

A la pause, je suis allé voir dans le bureau du principal adjoint. Deux de mes collègues y étaient déjà. Leurs classes sont un peu plus loin dans le couloir, mais ils avaient très bien entendu le bordel, et avaient senti leurs élèves troublés. Moi, j’ai juste dit que si on s’occupait pas du gothique – toujours invisible – sans trop tarder, j’allais sans doute lui faire bouffer sa ceinture à clous.

Sur ce tapis de cendre...

Le reste de la semaine a été éprouvant pour les nerfs. Plusieurs fois par jour, la classe du gothique pétait les plombs et la mienne suivait. Le principal adjoint est intervenu plusieurs fois, passant parfois l’heure entière dans la classe d’à côté, ou encore venant prélever les élèves les plus remontés pour les emmener avec lui en salle de perm. Il a multiplié les avertissements, les discours, les sanctions aussi. Il a collé toute la classe, pour l’exemple. Rien n’y a fait. Les élèves étaient surexcités, ils recommençaient. Je parlais avec eux, aux intercours, ils m’expliquaient que le gothique les avait rendus fous, son attitude envers eux, son discours de dédain, son regard même posé sur eux, tout ce qui sortait de lui les avait mis dans un état d’ébullition permanent, ça se voyait, ils avaient tous cette lueur dans les yeux, un truc vraiment surprenant qui échappait à toute logique ; même les plus calmes s’émancipaient, participaient à l’atmosphère d’insurrection. Ce mec leur faisait peur, les dégoûtait, les mettait hors d’eux ; il les affolait, littéralement…

J’ai géré comme j’ai pu les miens. On n’a presque pas bossé, cette semaine là. Mais je n’ai jamais lâché l’affaire. Je me suis fixé un cap : garder mon calme, le plus possible, espérant susciter le leur - connement soucieux de montrer que l'institution scolaire ne rénonce jamais -, et sauver tout ce qui était sauvable, pour après. J’ai jeté toutes mes forces dans la bataille, multipliant les discussions, variant les approches pédagogiques, rythmant mes heures de classe comme jamais, cherchant tous les moyens de capter l’intérêt de ma troupe, mais j’étais au bord du gouffre quand ils commençaient à hurler pour répondre à leurs potes. Je n’ai rien lâché, pensant que dès lundi le gothique serait parti, avec son odeur de soufre et son mépris dégueulasse, sa haine de ces gamins et ses jugements, qu’il ne laisserait pas de traces, parce qu’on se chargerait de laver chaque endroit où il aurait posé le pied, la main, l’œil. Certes en un jour à peine, il avait réussi à foutre en l’air des semaines de travail et de patiente construction, abattu d’un coup ce lent apprivoisement, cette laborieuse histoire de confiance, saboté la fragile relation entre des ados un peu perdus et leur prof à peine mieux dans ses pompes, mais on allait tout reconstruire, se remettre au boulot, et réussir, peut-être, sûrement, à faire en sorte que le temps passé ensemble soit positif, pour tous, et fonde une rédemption commune. Car il nous faut apprendre.

 

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