Le gothique (une histoire sur l’autorité)

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Il y a quelques années, j’étais remplaçant en SEGPA. La SEGPA (Section d’Enseignement Général et Professionnel Adapté) est une section du collège qui regroupe des élèves en grande difficulté, orientés là à l’issue d’un parcours en primaire qui les laisse avec d’énormes lacunes. Chaque classe est limitée à 16 élèves, et les professeurs sont des… instits. Ben oui, la plupart du temps, il faut revoir avec eux des choses qui relèvent du CE1 ou du CE2 et qui sont loin d’être acquises.

Remplaçant, je fus tantôt prof de maths et de sciences au collège Apollinaire pour des 6ème et des 5ème, le lendemain prof de français et d’histoire au collège Victor Hugo pour des 4ème, des 3ème.  Remplaçant, c’est pas trop mon truc. D’abord parce que, on l’a tous fait, les élèves aiment bien chahuter les remplaçants : ça me gave vite, j’ai envie d’autres relations avec eux. Ensuite parce que ce que j’aime, c’est suivre les élèves dans le temps, donc forcément là bof.

Mais remplaçant en SEGPA, c’est encore autre chose, vu le profil des élèves. Il faut imaginer des collégiens de 12 à 16 ans, en échec depuis des années, pour qui l’école n’a été jusqu’ici qu’une grande pourvoyeuse d’expériences et d’émotions négatives, leur renvoyant une image d’eux dévalorisante et humiliante ; des élèves avec le confiançomètre à 0, une estime de soi dégueulasse qu’ils tentent de cacher derrière cette assurance tapageuse des ados, davantage outrée ici qu’ailleurs ; des gamins, forcément, très souvent marqués par des situations familiales complexes voire glauques, un environnement qui en fait des habitués des services sociaux et / ou médicaux ; des élèves donc, à qui il est difficile, très difficile d’enseigner, dans des classes qui peuvent être difficiles, très difficiles à cadrer. Mais des élèves qui peuvent être hyper attachants, aussi.

Marylin Manson dans le couloir

… C’est la quatrième semaine que j’entame au collège Berlioz. J’ai des 4ème et des 6ème en français, en sciences, en histoire. Ca se passe pas trop mal. Après la phase de test, les élèves ont compris que j’étais là pour eux, pour les faire bosser, progresser autant que possible, que j’étais plutôt sympa et concerné par leurs petites personnes. Partout où je passe, j’essaie de commencer par rendre à ces élèves un tout petit peu de confiance en eux, avec bienveillance, histoire d’amorcer une dynamique positive. Souvent, ça marche. Mais ces deux classes sont dures, il y a dans chacune des éléments retors, rétifs, méfiants, volontiers agitateurs, pas du tout décidés à travailler. Comme souvent je suis sur la brèche, il faut gérer ces cas-là en tentant de limiter les débordements, histoire de garder une petite ambiance de travail, pour les autres.

Je reviens de la salle photocopieuse, on est lundi matin, il est 7 h 50, dans 10 minutes déjà la semaine commence, il faudra aller les chercher. J’ai pas trop envie ce matin, je maudis une fois de plus le rectorat qui envoie un presque novice, avec en tout et pour tout une semaine de stage en guise de lancement, pour une année de remplacements sur des postes nécessitant une année complète de spécialisation. Merde, la dernière classe que j’ai eu avant de débarquer en SEGPA avec ses petits mecs pré-moustachus et ses petites nanas sur-hormonées, c’était une moyenne section de maternelle !

De retour vers ma classe, je vois les deux portes battantes qui coupent l’immense couloir en deux, s’ouvrir sur… Marylin Manson ! Ou plutôt le cousin rabougri et taciturne de Marylin Manson, un "gothique" comme on n’en fait plus trop, qui aurait vieilli dans ses vêtements noirs, avec grolles à l’avenant et cheveux longs gras plaqués, noirs forcément. Comme il vient en sens inverse, j’ai bien le temps de le détailler. Je suis surpris par sa démarche, elle aussi surannée, de Gaston Lagaffe d’outre-tombe, glissement de godasse sur le sol, petit mouvement de cou destiné à compenser ceux des jambes et à laisser la tête immobile, colonne vertébrale raide pourtant, les bras le long du corps. La dernière fois que j’ai vu cette démarche, j’allais à un concert punk il y a 15 ans et même là j’ai rigolé.

Et puis en m’approchant encore je me suis aperçu qu’il avait un trait de noir sur les yeux, peut-être même était-il légèrement poudré de blanc sur le visage. Bordel. Le voilà qui tourne dans la classe qui jouxte la mienne. La vache, c’est le remplaçant de ma collègue, en stage cette semaine !

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Première matinée

Je suis allé chercher mes 4ème, on est montés dans la classe, j’ai vu que derrière moi le gothique allait chercher ses élèves, l’autre 4ème. Je me suis demandé comment ça allait se passer ! Vu les loulous, leur facilité à vanner, à manipuler, à rudoyer un prof qui arrive, franchement, je n’ai vu qu’un scénario possible : le gothique allait se faire retourner vite fait par les élèves, et ne reviendrait pas l’après-midi.

En guise de quoi, pas un bruit dans la salle à côté. J’ai bien tendu l’oreille, ce qui de toute façon n’était pas nécessaire vu l’isolation phonique entre les deux classes : que dalle, pas un bruit ! Merde, j’ai eu un petit mouvement, mesquin, de déception, et je me suis senti super vexé. Obtenir le calme relatif dont me gratifiaient les élèves présentement m’avait pris presque deux semaines. Il faut que je lui demande sa recette, au gothique. Un truc à base de bave de crapaud et de pattes d’araignées, à coup sûr.

Discussion d’outre-tombe

Le midi, je me grille une clope avec Nosferatu. Je lui demande comment ça s’est passé.

- Bien, il fait – genre blasé. Tu sais, de toute façon, c’est des débiles ces gamins. Je sais que chaque année, je vais devoir faire une semaine de remplacement en SEGPA [je prends conscience à ce moment que lui et moi n’appartenons pas au même corps de remplaçants, moi j’en ai pour l’année], je sais que ça va être relou, que de toute façon ce sont des mongols et qu’il n’y a rien à leur apprendre. Donc je suis blindé, et puis surtout j’ai une méthode pour qu’ils me foutent la paix.

- Ah ?... [nous y voilà, vas-y balance].

Il ménage son effet, tire une taffe, recrache longuement sa fumée. Le con.

- Je commence par les regarder, et je leur demande de sortir leur carnet de liaison. Je demande ensuite à celui qui m’a l’air le plus demeuré de les ramasser et de me les donner. Et là je leur dit : « Bien, on va passer une semaine ensemble, on a du boulot, vous avez pas intérêt à me saouler, sinon je prends direct votre carnet de liaison et j’appelle vos parents, ici, là, tout de suite, devant vous. C’est clair ? ».

- Et ça marche ?

Petit rictus.

- Ben t’as vu, ce matin ça a été…

Il m’a secoué, cette andouille. Je me suis dit, putain, mais c’est pas possible, un gredin comme ça, avec un déguisement de père fouettard pour toute pédagogie, c’est juste pas concevable qu’il s’en sorte aussi bien ! Sérieux, il a réussi en trois tirades de cow-boy des Carpates à faire vaciller ma conception de l’autorité et de l’enseignement ! Si ça marche, ses conneries de chantage débile, juré craché, je jette tous mes livres et je m’achète des Trashville et du Rimmel.

 

... A ce stade de mon récit, je m'aperçois que j'ai déjà pas mal parlé et que je vais vous perdre si je continue (sans compter que l'eau des pâtes bout, le bain du petit déborde, c'est l'heure de Question Pour Un Champion, la vraie vie vous appelle, quoi ...). Je sais que j'ai tendance à faire des posts un peu longs, mais là je suis loin d'avoir fini, et comme je tiens un petit cliffhanger, je me dis que j'ai peut-être une chance de vous retrouver samedi pour la fin de cette histoire gothique ! 😉

... to be continued, donc !

 

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