Une "élève difficile" à intégrer

 Il y a quelques jours, Michelle, une collègue de CE1, a reçu la visite de notre chère inspectrice. Ca s’est relativement mal passé. Michelle angoissait pas mal à l’idée de cette visite : elle a dans sa classe une petite fille nommée Kadiatou qui pose de gros problèmes. L’année dernière déjà, la demoiselle a pratiquement foutu en l’air la classe de CP de Gisèle, laquelle a passé ses récrés à pleurer en salle des maîtres, histoire de relâcher la pression.

Kadiatou est une petite fille qui est arrivée en CP peu socialisée et qui n’est pas du tout, mais alors du tout, entrée dans les apprentissages. En CE1, elle ne sait pas lire, écrit à peine son prénom en lettres scriptes majuscules, sait vaguement écrire les nombres jusqu’à 9, ne peut se concentrer plus de 10 minutes sur une tâche simple et a besoin de ludique sinon elle n’est pas intéressée, bref, elle a un niveau de grande section de maternelle, et encore. Comme elle ne peut suivre la classe, et malgré ce que Michelle se crève à lui proposer – graphisme simple, activité ludique sur ordinateur, coloriage, découpage … –, Kadiatou se lève à sa guise, se balade en classe, crie, danse, rit, pleure, sort parfois de la classe, parle aux autres élèves qui travaillent, fait une crise de temps en temps... Seul aspect positif : elle n’est pas souvent violente.

Au quotidien, c’est épuisant, franchement épuisant : lait sur le feu, Kadiatou peut déborder à chaque minute. Elle mobilise une attention énorme, demande une énergie considérable, et forcément la classe en pâtit. Les autres élèves, même habitués, sont moins concentrés, plus agités, le groupe est volatile, instable. Et l’enseignant, toujours sur le qui-vive, jamais détendu, ne peut se consacrer entièrement à sa classe, aux élèves en difficulté qui requièrent une présence de tous les instants.

 

L'inspectrice donne un conseil

Pendant l’inspection Kadiatou s’est tenue relativement correctement, elle s’est contentée de faire du bruit, de parler, de se balader… une Kadiatou light, quoi. Michelle a pu faire à peu près ce qu’elle avait prévu de faire, mais lors du débriefing l’inspectrice lui a d’emblée reproché d’être trop tendue, trop focalisée sur Kadiatou, au détriment du reste de sa classe et de son cours. Michelle est restée un peu interloquée : bien sûr qu’elle était focalisée sur Kadiatou ! Evidemment qu’elle était tendue ! Une inspection, vu la rareté de la chose, est déjà source suffisante de tension, ajoutez-y l’incertitude, l’angoisse de voir se réveiller le phénomène qui peuple vos nuits de cauchemars ou les écourte, on peut comprendre une légère crispation ! Et puis, même sans inspection, avec ce genre de gamin dans sa classe, on est rarement détendu !

Et l’inspectrice de lâcher, manière de diagnostic et de conseil tout à la fois, ces phrases lourdes de sens : « De toute façon, il ne faut pas vous escrimer à vous occuper d’elle, ça ne sert à rien, vous ne pourrez pas faire de miracle ; l’essentiel au fond est qu’elle soit scolarisée  ».

... L’inspectrice a-t-elle mesuré la portée de ses propos ? A-t-elle perçu ce que signifient réellement ces paroles ? Ca ne sert à rien d’essayer d’apprendre quoique ce soit à Kadiatou, de se fatiguer à lui enseigner quelque chose. L’essentiel est qu’elle soit scolarisée. Peu importe ce qu’elle fait en classe, peu importe qu’elle n’apprenne rien. Vous ne pouvez pas faire de miracle. Acceptez de renoncer à ce qu’est votre métier même, enseignant. Faites le deuil de votre mission, de votre devoir, de votre vocation, vous ne pouvez rien pour elle.

Le pire, c’est que ce n’est pas faux. Vu l’état de la gamine, vu ses caractéristiques comportementales, vu son inadaptation à l’école, vu son incapacité à vivre dans une classe, à être élève même juste un peu, vu son environnement social, familial, l’enseignant de CE1 qui travaille sur le sujet et le verbe ne peut pas grand-chose pour elle. Faire faire du travail de maternelle par tranches de 15 minutes à Kadiatou n’y changera fondamentalement rien : que peut-on vraiment, enseignant seul dans sa classe, pour cette petite ?

L’inspectrice a raison sur un point : on ne peut pas faire de miracle. Et c’est précisément ce qui intolérable, inacceptable, car merde à la fin, si on a des élèves dans nos classes, c’est bien pour faire quelque chose d’eux, quelles que soient leurs difficultés, non ?!! Sinon, que font-ils dans nos classes ? Doit-on accepter l’idée que le fait d’être scolarisé constitue un but en soi, peu importe le reste ? Doit-on accepter les conditions de cette scolarisation, les conséquences pour les autres enfants ?

 

D’autres cas

L’année dernière, nous avions dans l’école un cas, Jeff, un gamin de CM1 analphabète complètement instable, au comportement problématique pour lui et pour les autres. Bien que bénéficiant d’un AVS (Auxiliaire de Vie Scolaire) à mi-temps, il a sérieusement miné le moral de son enseignante, Claire, qui nous a confié n’avoir jamais été aussi tendue de toute sa carrière : son anxiété, sa nervosité rejaillissaient sur les autres gamins, parfois à la limite de l’emportement physique. Claire, qui a le mérite de la lucidité, pense que seul avec d’autres gamins comme lui Jeff aurait été encore plus mal, et que cette année, même s’il n’a pour ainsi dire rien appris, lui aura au final été bénéfique.

Mais à quel prix ?... Pour Claire, pourtant solide, qu’on a vu piocher toute l’année ? Pour les autres élèves, perturbés dans la classe ? Pour nous tous dans l’école, qui avons eu à gérer le Jeff dans les récrés, à la cantine, à l’étude, ses victimes, ses coups de sang, ses provocations, ses sorties de route (et encore, on n’est pas malchanceux, il y a des écoles, des classes même, qui comptent plusieurs Jeff…) ?

 

L’année d’avant, c’était Luis, un pré ado primo délinquant, bien connu des services de police du coin. Il était arrivé dans l’école au printemps, c’était sa 4ème école de l’année : on se le refilait comme une patate chaude. Au bout de deux jours il avait retourné la classe de Cathy, et on s’était réparti le bonhomme dans nos classes sur la semaine. Je l’avais une demi-journée : ça ne s’était pas trop mal passé, mais les après-midi où il était parmi nous, je n’étais jamais détendu, les élèves de ma classe non plus. Non travaillions mal, il fallait le plus souvent reprendre le lendemain. Une demi-journée de perdue par semaine. Luis est resté deux mois, il a fait encore deux écoles dans l’année, il est aujourd’hui déscolarisé.

 

Que faire de (pour ?) ces élèves ?

Evidemment le rôle de l’école est d’accueillir les enfants de la République. Mais pour certains d’entre eux, il paraît évident qu’un projet adapté doit être mis en place, et malheureusement ce n’est pas toujours le cas. Parce que les structures d’accueil spécialisé (CLIS, Classe pour l’Inclusion Scolaire - on notera avec Daniel Calin le remplacement du mot "intégration" par "inclusion" ; IME, Institut Médico-Educatif ; ULIS, Unité Localisée pour l’Inclusion Scolaire …) sont de moins en moins nombreuses : coûteuses en infrastructures, en personnel hautement qualifié, elles sont aujourd’hui sacrifiées sur l’autel des restrictions budgétaires. Mais aussi parce que la prise en charge de ces enfants suppose une reconnaissance officielle à la MDPH (Maison Départementale des Personnes Handicapées) sans lesquels rien ne peut être mis en œuvre. Or de nombreux parents, effrayés par l’officialisation des troubles de leur enfant ou simplement en situation de déni, font obstacle et ne permettent pas qu’une telle prise en charge survienne. Or on ne peut rien faire sans l’aval des parents, même dans ces cas-là.

La loi de 2005 sur l’intégration des enfants handicapés a, bien malgré elle, contribué à dégrader la situation. On ne peut que se réjouir de l’intégration des enfants handicapés, j’ai eu une élève autiste dans ma classe pendant deux ans et j’ai adoré travailler avec elle. Mais la loi de 2005 est aussi l’occasion de justifier toutes les intégrations, sans discernement, sans réflexion, sans adaptation, sans réelle vision ni projet particulier, et ce alors qu’elle couvre des situations très diverses, voire radicalement différentes : entre un autiste « de haut niveau », un handicapé moteur en fauteuil et un enfant souffrant de troubles du comportement, peu de points communs.

Vous devez intégrer, dit-on à l’école sans lui donner les moyens de le faire correctement. On se contente trop souvent de balancer sans plus d’accompagnement le gamin dans une classe dont l’instit n’est absolument pas formé pour comprendre ce type d’enfant et encore moins travailler avec. Dans le meilleur des cas on peut compter sur un AVS, très mal payé, peu qualifié, pas formé (et encore, cette année, 2 700 postes en moins alors que la demande explose).

 

Dans un rapport paru il y a quelques jours sur « le climat scolaire en primaire », Eric Debarbieux révèle que 37% des enseignants ont eu au cours de l’année des problèmes avec des enfants gravement perturbés. Il fait également part du malaise des enseignants et de l’hypocrisie institutionnelle : « Il y a eu une étrange naïveté – que beaucoup interprètent comme une volonté plus économique que réellement humaniste – en décrétant une intégration des enfants en difficultés (et l’on se contentera ici de ce terme générique) dans une période de diminution des moyens humains, des aides spécialisées et de la formation professionnelle. La très grande majorité des [enseignants] ne remet pas en cause les valeurs réelles qui sous tendent une école de l’égalité, y compris pour les plus fragiles et les plus difficiles, mais ils estiment l’assumer seuls, sans formation, sans reconnaissance sociale ».

En pleine « Refondation de l’école », il est souhaitable que ces questions soient abordées. Sans quoi la situation des Kadiatou, des Jeff, des Luis (et donc des écoles et des classes qui les accueillent) ne s’améliorera pas dans les années à venir. Des enfants que l’institution a le devoir d’accueillir, mais qu’elle ne se donne pas les moyens d’accueillir correctement, et dont les inspecteurs nous disent qu’on ne peut rien pour eux. Injonction paradoxale.

De son côté, ma collègue Michelle a fait ce que l’inspectrice lui disait : elle n’a plus proposé à Kadiatou d’activités spécifiques, de travail particulier, la laissant libre de faire ce qu’elle voulait pour mieux se concentrer sur le reste de sa classe. Ca a duré une demi-journée : Kadiatou était encore plus insupportable. Forcément, elle n’avait rien à faire. Ce serait trop facile s’il suffisait de faire comme si elle n’existait pas…

 

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