Une semaine ordinaire dans le monde enchanté de l’enseignement

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Lundi : petites manipulations discrètes
Lundi, je fais mon service de récréation avec ma collègue de CLIN. Les CLIN sont des CLasses d’INitiation pour les élèves qui ne parlent pas ou peu le français : qu’ils arrivent en France ou y vivent depuis peu, ils sont accueillis tout ou partie de la semaine dans cette classe spécifique afin d’apprendre la langue française et de s’adapter à notre système avec un enseignant spécialisé ; parallèlement à la CLIN, l’élève est graduellement intégré à une classe lambda, jusqu’à ce qu’il puisse suivre comme les autres ou presque. Enfin ça, c’est en théorie, parce que sur le terrain et selon les quartiers, le nombre d’élèves susceptibles de suivre l’enseignement en CLIN est si élevé que tous ne peuvent être pris en charge comme ils le devraient.

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Lundi donc, pendant la récréation, ma collègue me fait part d’une petite manipulation que j’ignorais. Cette année, le rectorat a changé le mode de comptage des enfants pris en charge en CLIN : désormais ceux qui ne vont pas plus d’une journée en classe d’initiation dans la semaine ne sont plus comptabilisés. C’est pourtant le cas de nombreux enfants en phase d'adaptation. Forcément, le nombre d’enfants comptabilisés est en chute nette : arguant de cette diminution (totalement artificielle, donc) le rectorat a annoncé la suppression de 20 % des postes d’enseignants en CLIN dans l’académie… Conséquence : de nombreux enfants étrangers débarquant à l’école française ou ne maîtrisant pas assez la langue n’ont plus la possibilité de s’adapter ou de renforcer leur niveau de langue dans la classe d’initiation. Par rapport à l’année dernière, 1 élève sur 5 sera versé directement dans une classe lambda, avec les conséquences que l’on imagine pour lui (difficultés de compréhension, inadaptation, perturbation ou décrochage), pour l’enseignant qui doit gérer cette situation et donc pour les autres élèves de la classe.
Cette mesure a été prise non par le ministère, mais par le rectorat de notre académie : depuis la publication de la carte scolaire, le rectorat doit faire les fonds de tiroir pour trouver les dizaines de postes à supprimer pour la prochaine rentrée. Quitte à manipuler les chiffres pour légitimer les fermetures de classes.

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Mardi : enfin, de la pédagogie !
Dans les 108 heures annuelles que nous devons depuis la suppression du samedi matin à l’administration, en plus de notre enseignement, on compte un certain nombre de réunions. Deux fois par trimestre au moins, un « Conseil des maîtres » est mis en place (j’adore ce nom, j’ai l’impression d’être Luke Skywalker allant au Grand Conseil Jedi) où sont abordées toutes sortes de questions relevant de la vie de l’école et de notre métier. Ces dernières années on assiste à une dérive administrative très nette : de plus en plus de circulaires du ministère, de notes d’informations venues de l’Inspection… Bref, dans ces réunions, on passe énormément de temps à parler de choses très éloignées de notre métier au quotidien, de points administratifs qui ne nous passionnent pas, à tort peut-être, et qui nous semblent le plus souvent constituer une perte de temps. Il faut dire que les circulaires se suivent sans grand fil conducteur, au gré des lubies politiciennes, que les notes d’information successives se contredisent, nous obligeant souvent à revenir sur ce qui a été fait et à le refaire en attendant de devoir le redéfaire.

Pour le Conseil de mardi, j’avais insisté auprès du directeur afin que soit inscrite à l’ordre du jour une question très importante à mes yeux : quelle méthode de soustraction adopter dans l’école ? C’est que cette année, j’ai hérité d’élèves ayant appris de deux méthodes différentes, selon leur enseignant l’année dernière : une collègue a changé de méthode l’an dernier, sans tellement en avertir les autres. Du coup, j’ai bien galéré pour harmoniser tout ça dans ma classe cette année.

… J’expose donc le problème aux collègues, en expliquant que pour moi les deux méthodes de soustraction ont leurs avantages et leurs inconvénients, mais qu’il faut choisir !
Endormie par les habituelles soûleries administratives, l’assistance s’éveille soudain. En quelques instants, nous voici lancés dans un débat vif, enflammé même et pour tout dire passionnant, à comparer les mérites de l’une et de l’autre avec force démonstration au tableau, faut-il mettre les retenues ici ou plutôt barrer les chiffres, qu’est-ce que ça va changer pour les enfants en terme de représentations, et pour nous en terme d’enseignement, quelle méthode est la plus pertinente d’un point de vue mathématique, celle qui conserve les nombres de départ mais oblige à maîtriser une technique complexe de retenues, ou celle la simplifiant en respectant les fameuses colonnes de numération, mais qui complique la visibilité des nombres originels et leur lecture ?...

Je peux vous dire une chose : si la santé du corps enseignant se mesure à sa capacité à se passionner pour des questions de pédagogie et de didactique, alors vous pouvez avoir confiance en vos professeurs.
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Mercredi : Chatel ne me troublera pas
Mercredi, jour béni, je laisse un peu les enfants des autres et passe du temps avec ma progéniture, et surtout je profite du dessin animé du matin et de la sieste pour travailler. Dans le courant de l’après-midi, je suis les vœux à la presse de notre bon ministre Luc Chatel. Très offensif, dans la droite ligne fixée par le candidat Sarkozy une semaine plus tôt, Chatel est excellent de morgue et de culot : défense de son bilan, évidemment très bon, et mise en avant de la « réforme du primaire ». "Des programmes resserrés sur les fondamentaux, l'abandon de certaines méthodes de lecture, l'apprentissage du par coeur, l'instruction morale, tout cela constitue des avancées considérables". Arrgh. J’essaie de garder mon calme. Monsieur le ministre, vous pouvez dire ce que bon vous semble, nous savons, nous, ce qu’il en est. Des programmes resserrés sur les fondamentaux ? A ce qui existait avant et qu’on n’avait déjà pas le temps de faire depuis la lumineuse idée de supprimer le samedi matin, vous avez ajouté l’histoire des arts… L’abandon de certaines méthodes de lecture ? Pfff, arrêtons avec ce vieux serpent de mer : depuis des années, les méthodes de lecture sont mixtes et les enseignants ne vous ont pas attendu pour faire le tri. L’apprentissage du par cœur ? Ben voyons, les instits ne le faisaient pas avant vous, mais le font maintenant grâce à vous ! L’instruction morale ? Je me souviens que vos prédécesseurs avaient mis en place un « débat hebdomadaire » dans la classe autour d’une question que vous qualifieriez de morale (le mensonge, le vol, le respect des adultes, la différence…). Alors, votre réforme du primaire, vos avancées considérables, monsieur Chatel…
Je souffle un grand coup. Je ne veux pas m’agacer aujourd’hui, une fois encore. Je me reconcentre sur ma tâche : je profite que mes corrections sont terminées, la fin de la semaine totalement préparée, pour me pencher sur une des parties de mon enseignement qui ne me satisfait pas : la rédaction. Je dois revoir ma progression, vraiment, et imaginer de nouveaux exercices.

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Jeudi : réunion de crise autour d’un cas sensible
A la récréation, en salle des maîtres, Nadine, la maîtresse de CP, éclate en sanglots. Elle a eu un nouvel accrochage avec Salimata, une petite arrivée au mois de décembre. Salimata a fait une crise parce que Nadine refusait qu’elle descende dans la cour avec un crayon. Hurlements, fuite dans les escaliers, tentative de resquillage… Nadine n’en peut plus, elle craque.
Depuis un mois, et malgré les vacances, on sent bien que la tension monte, les explosions de Salimata et celles de Nadine se multiplient. La petite, qui a déjà un an de retard pour avoir doublé sa classe de moyenne section, n'est en rien une élève : pas la peine de parler d’apprentissages pour cette enfant, qui ne reconnaît pas encore une lettre comme le E quand les autres savent quasiment lire. Salimata ne travaille pas, elle est en situation d’insécurité permanente, elle en joue aussi, aime faire rire les autres élèves, fait de la provocation avec les adultes. Elle parle dans la classe, se lève et se balade, crie, chante, écrit sur le tableau. Nadine est manifestement dépassée. Certains collègues ont bien pris la gamine avec eux quelques fois, afin de soulager Nadine, qu’elle puisse faire travailler les autres élèves : Salimata s’est comportée de la même manière, à hurler, rire, chanter, déchirer les coloriages qu’on lui présentait, passant son temps à découper et à faire des petits tas de morceaux de feuilles.

Devant la détresse de notre collègue, on décide de demander au directeur un Conseil des maîtres extraordinaire dans son bureau, à midi.

Le directeur connaît évidemment la situation. La famille ? Illettrés, vivant en hôtel social, les parents sont largués. L’école maternelle de Salimata ? Contactée, la directrice a confirmé le redoublement, mais rien de plus. On n’arrive pas à comprendre comment une enfant comme Salimata n’a pas été signalée plus tôt, comment un bilan médical complet n’a pas déjà été fait, afin de pouvoir agir : manifestement, cette enfant a des troubles du comportement et souffre d’angoisses terribles.
Deux possibilités existent, à moyen terme : demander à ce qu’elle rejoigne une CLIS, classe d’intégration pour les enfants présentant des troubles de l’apprentissage ou du comportement ; demander un AVS (Auxiliaire de Vie Scolaire), une personne qui accompagne Salimata la journée pour l’aider à entrer dans le travail. Dans les deux cas, il faut d’abord obtenir l’agrément de la MDPH (Maison Départementale des Personnes Handicapées), qui seule peut délivrer un diagnostique officiel.

Le problème est double : d’une part la mise en place du dossier, l’expertise médicale, la demande officielle, le traitement, tout ceci prendra… 12 à 18 mois ! Il sera alors bien tard... D’autre part, les parents, sans l’accord desquels rien n’est possible, peuvent être effrayés par le terme de « handicapé » : depuis son apparition dans le sigle MDPH, on constate que les parents freinent beaucoup plus le processus, allant parfois jusqu'à faire opposition.

Dans l’immédiat, il faut soulager Nadine. On décide d’établir un planning dans lequel chacun accueillera Salimata en cas de souci majeur le matin, et lors d’un créneau l’après-midi.
On sait tous ce que ça signifie, chacun a déjà eu ce genre de cas à gérer dans sa carrière et sait ce qui l’attend. Reste à prévenir ses élèves.

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Vendredi : c'est déjà l’année prochaine
Le directeur a profité que nous étions (presque tous) en salle des maîtres à la récréation pour nous annoncer les effectifs attendus l’année prochaine.
« D’après les premières projections que j’ai faites, fondées sur la carte scolaire, sur les départs des CM2 et les arrivées des CP des écoles maternelles environnantes, nous aurons 364 élèves l’année prochaine…
- Mais c’est autant que l’année dernière !... Avec une classe en moins !
- … je sais.
- On peut demander une ouverture de classe ?
- On peut mais on ne l’aura pas, même si on est au-dessus du seuil d’ouverture.
- Donc si je te suis bien, l’année dernière ils ont supprimé une classe parce qu’on était 3 élèves en-dessous du seuil de fermeture, et l’année prochaine, où on aura plus d’élèves qu’avant la fermeture de la classe, on n’aura rien, pas de nouvelle classe ?...
- C’est ça.
- …
- Ce qui fera 30 élèves pour tout le monde, sauf les deux classes à double-niveau, CM1/CM2 et CE1/CE2, qui seront à 26-27.
- … ».

Des fois, le weekend tombe bien.

 

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