Du rififi au Sénat : la scolarisation à 3 ans au cœur de l’affrontement droite / gauche


Cette semaine a eu lieu au Sénat une passe d’arme mollement relayée par des médias qui ont, comme souvent, essentiellement repris les dépêches AFP. L’épisode en question est pourtant riche en enseignements, tant il en dit long sur le fonctionnement de nos institutions actuelles, sur les méthodes du gouvernement, sur sa politique d’éducation, sur la communication du ministère de l’Education Nationale enfin.

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Histoire d’une proposition de loi étouffée dans l’œuf

Tout est parti d’une proposition de loi présentée cette semaine par Françoise Cartron, sénatrice PS de Gironde, concernant la scolarisation des enfants âgés de 3 ans que le texte propose de rendre obligatoire. Pas de quoi fouetter un chat, se dit-on de prime abord.

C’est pourtant cette proposition de loi qui va générer le premier affrontement sénatorial depuis le basculement de la Haute Assemblée à gauche, le 25 septembre.

Jeudi, alors que la discussion du texte est programmée pour la soirée, le gouvernement annonce qu’il bloque la proposition de loi au titre de l’article 40 de la constitution (« irrecevabilité financière »). Cet article datant de 1958 stipule que « les propositions et amendements formulés par les membres du Parlement ne sont pas recevables lorsque leur adoption aurait pour conséquence soit une diminution des ressources publiques, soit la création ou l’aggravation d’une charge publique ».

Le ministre de L’Education Luc Chatel s’est empressé d’avancer les chiffres qui justifient le recours à l’article 40 : "La proposition de loi entraînerait la scolarisation de 700 à 750 000 élèves de plus, ce qui entraînerait une charge de 1,3 milliard d'euros, elle est donc inconstitutionnelle".

De fait la proposition de loi se voit amputée de deux alinéas de son article 1er : précisément ceux portant sur l’abaissement de l’âge obligatoire de scolarisation de 6 à 3 ans.

La réaction du groupe PS au Sénat est immédiate : dans la nuit de jeudi à vendredi la proposition de loi est retirée. "Je ne reconnais rien de ce qui est le corps central de notre proposition de loi, je ne vois pas de quoi nous allons débattre, elle a été dénaturée, je propose de la retirer" déclare Françoise Cartron.

Les sénateurs de gauche crient au scandale : "Le gouvernement a mis le feu", (François Rebsamen, PS), "c'est une destruction massive de démocratie" (Marie-Christine Blandin, présidente EE-LV de la culture et de l'éducation).

Avec une certaine délectation, Luc Chatel clôture la discussion : "Avoir la majorité ne constitue pas un blanc-seing pour violer la Constitution". Mazette.

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Derrière la manip’, les enjeux

De manière évidente, le ministère est allé chercher l’article 40 afin de s’opposer au passage inéluctable de la proposition de loi. D’après le rapport Arthuis de 2008, seuls 3,8 % des amendements sont déclarés irrecevables par le recours à l’article 40, c’est vraiment pas de chance pour Cartron… Ainsi va la vie politique dans les institutions de la 5ème république, tout sauf une constitution parlementaire, puisque le gouvernement finit peu ou prou par faire passer ou retoquer ce qu’il veut, à grands coups de 49.3 ou d’article 40.

Le rapport Arthuis pointait pourtant la nécessité d’ « une approche la plus souple et la plus équitable possible [de l’article 40], dans le souci constant de privilégier l'application la plus favorable possible à l'initiative parlementaire »…

Tout ça pour une bête histoire de scolarisation à 3 ans que tout le monde pensait réglée. « On croyait (selon les statistiques ministérielles elles-mêmes) que la scolarisation en maternelle de la quasi totalité des enfants de cinq ans avait été atteinte dès 1970, celle des enfants de quatre ans dès 1980 et celle de trois ans en 1990 », rappelle opportunément Claude Lelièvre sur son blog.

Donc pourquoi pose-t-elle problème, cette scolarisation à 3 ans, si elle est établie depuis 20 ans ? Et incidemment, d’où sortent ces fameux 750 000 élèves qui d’après Chatel devraient être scolarisés si la loi passait, puisqu’on est déjà à 98 % de scolarisation à 3 ans ???...

On peut plaider la mauvaise foi du ministre, qui peut ainsi justifier le surcoût entraîné et donc se rattraper à l’article 40 comme on se rattrape aux branches.

On peut aussi imaginer que la plupart des enfants de 3 ans sont inscrits à l’école maternelle, mais que certains ne la fréquentent pas assidûment, ce qu’ils devraient faire si cela était rendu obligatoire. Mais il ne s’agit sûrement pas 750 000 élèves !

Il faudra donc que le ministre soit plus précis sur ce point.

A contrario vous me direz, et vous aurez raison : pourquoi donc les sénateurs PS vont-ils chercher des poux au gouvernement sur cette question, puisque la réalité l’entérine de fait ?

Pour mieux comprendre la proposition de loi et la réaction radicale du gouvernement, il faut lire le rapport sur lequel la proposition de loi se fonde (Brigitte Gonthier-Maurin, PC, Hauts-de-Seine) ou, plus court et tout aussi intéressant, l’ « exposé des motifs » liminaire (franchement, allez-y, ça fait 9 pages et c’est très instructif).

« Face aux initiatives de démantèlement et aux restrictions budgétaires qui menacent la scolarisation dès le plus jeune âge, il est nécessaire que nous, législateurs, reconnaissions l’école maternelle comme ce qu’elle est : une école à part entière, gratuite, ouverte à toutes et à tous, se différenciant des autres modes d’accueil payants ». Le ton est donné. Sont ici très clairement pointées les mesures visant à déscolariser les enfants de 2 à 3 ans (32 % en 2002, 11 % en 2011) afin de leur substituer d’autres modes d’accueils : « Ainsi, il a été recommandé […] d’ouvrir des jardins d’éveil, favorisant de cette manière la constitution d’un ersatz d’école maternelle, payant, sans personnels formés et sans ambition éducative. […] Le démantèlement progressif de l’enseignement en maternelle permettrait la réalisation d’économies immédiates au détriment de tous et favoriserait le développement d’offres privées accessibles à quelques-uns. Cela nous devons l’éviter absolument ».

L’exposé pose ensuite la question fondamentale : « La scolarité jusqu’à six ans, non obligatoire, pourrait-elle connaître une évolution identique ?

Ce serait certes faire peu de cas de l’école maternelle, mais on rappellera qu’un certain ministre de l’Education Nationale avait sciemment réduit cette même école maternelle à un lieu où l’on se contente de faire faire des siestes et de changer les couches (vidéo ici), dans une tentative de décrédibilisation qui s’était retournée contre lui mais qui avait manifestement ses objectifs.

"L'exposé des motifs" aborde aussi la question de la formation des enseignants, « peu adaptée aux enjeux de l’école maternelle », et cite nommément la « masterisation », réforme voulue par Darcos et défendue par Chatel : « Réforme contestée, la mastérisation n’a fait qu’aggraver les carences déjà existantes. Les compétences pour enseigner seraient désormais uniquement fonction du niveau d’études ».

Question des effectifs, baisse de la scolarité avant trois ans, favorisation par le gouvernement des alternatives privées, formation des enseignants : c’est bien un premier droit d’inventaire que constitue cette proposition de loi du groupe PS. En filigrane, ce texte entend donner une idée de ce que la gauche tâcherait de mettre en œuvre si elle remportait la présidentielle de 2012…

On comprend mieux pourquoi Luc Chatel, et derrière lui le gouvernement tout entier arc-bouté, ne pouvaient laisser passer ce texte…

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L’argent et la communication : signé Luc Chatel

Pour finir il faut revenir sur cet argument du coût d’une telle mesure, puisque c’est ce qui a fait barrage à la proposition de loi.

Cela a été peu relevé (ben oui, il faut lire les textes…), mais la proposition de loi aborde la question du financement : « L’argument budgétaire ne tient pas » dit-elle d'emblée avant de pointer le redoublement (une scolarisation précoce diminue de moitié les risques de redoubler une classe ensuite), qui « coûte 2 milliards d’euros par an. A 14 ans, 250 000 élèves ont déjà redoublé, sans jamais vraiment être pris en charge. La réaffectation des moyens à la « source » permettrait de lutter plus efficacement contre les « causes » de l’échec scolaire ». Le texte fait ensuite écho au rapport de la Cour des Comptes de mai 2010 « qui mettait en avant une sous dotation de 5 % pour l’école maternelle », avant de rappeler qu’une place en maternelle coûte 4 680 € contre 7 500 € en crèche (où vont les enfants de 2 à 3 ans qui ne peuvent aller à l’école).

Bien sûr, tout ceci ne saurait résister à un article 40 et à l’impérieuse nécessité de faire des économies, là, tout de suite… Peu importe si les conséquences de ces économies vont entraîner des coûts bien plus terribles dans les décennies à venir. Comme le dit la proposition de loi : « Certes, l’investissement financier que représente une scolarité gratuite précoce est important. Il est néanmoins nécessaire. C’est en investissant tôt dans la scolarité d’un enfant qu’on évite le mieux les échecs ou les réorientations qui coûtent chers à la société par la suite ». On rappellera aussi la fameuse phrase de  Lincoln : "C'est vrai, l'éducation coûte cher, essayez donc l'ignorance !"

On le sait, dans l’optique notamment de la présidentielle de 2012, la droite a décidé de se poser en chantre du raisonnable et en rempart contre les dépenses publiques inconsidérées (cf. les attaques violentes envers Hollande sur les 60 000 postes). Cette stratégie va accentuer deux tendances historiques du gouvernement en général et du ministre de l’Education en particulier : la communication à outrance (au fait, le budget com’ du ministère de l’Education  à augmenté de 41 % depuis 2006) et l’utilisation de chiffres avantageux destinés à valider l’immédiat.

On considérera donc avec attention le collectif de statisticiens qui cette semaine (oui, Luc, y a des semaines comme ça…) ont dénoncé la « rétention » d’informations pratiquée par Chatel, qui passerait volontairement sous silence des chiffres issues d’études annuelles, particulièrement les chiffres portant sur le nombre d’élèves par classe ou la réussite aux examens. Les statisticiens accusent même le ministre de se référer à des chiffres « faussés » et demandent la création d’un organisme indépendant du pouvoir. "Les citoyens doivent pouvoir s'informer en toute indépendance et ne pas être tributaires de la propagande, quelle que soit son origine", concluent-ils. Soit à peu près les mêmes conclusions que celles du Haut Conseil de l’Education, il y a quelques semaines.

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