« A quoi sert d'apprendre le groupe verbal, monsieur Marboeuf, je vous le demande ? »

Cette semaine j’avais un rendez-vous avec un père d’élève. C’est un papa que j’aime bien, avec qui il m’est déjà arrivé d’échanger sur l’école et sur d’autres sujets, ma foi de manière intéressante. Il voulait faire un point sur l’année de son fils, un très bon élève, parmi les meilleurs de ma classe : complet, travailleur, particulièrement bon en maths où il a parfois de belles intuitions, et ce qui ne gâche rien, bon camarade.

Je n’avais qu’un point légèrement négatif à aborder, les difficultés très relatives de Matthieu en lecture : sa lecture à voix haute est encore très perfectible, surtout son niveau de compréhension est en décalage avec le reste de son œuvre, si j’ose dire. Il manque de finesse, ne perçoit pas toujours l’implicite du texte, parfois même passe à côté de choses vraiment simples.

Le papa de Matthieu écoute attentivement, très réceptif. Il me demande ce qu’il est possible de faire pour aider Matthieu à la maison, et prend même des notes quand je lui donne quelques pistes.

Il reprend la parole pour me dire que selon lui, une partie des (petites) difficultés de Matthieu en lecture et en compréhension vient de ce que sa femme est finlandaise, que les enfants ont donc deux langues, deux systèmes de pensée. C’est à mon tour d’écouter attentivement, cette question m’a toujours intéressé.

Il me raconte, toujours avec cette bonhommie, la malice même qui le caractérisent, les discussions à table le soir entre ses enfants, sa femme et lui autour des différences entre la culture française et la culture finlandaise. Il me confie qu’il doit parfois s’employer avec sa femme ("vous n'êtes pas sans savoir que la Finlande est très bien classée dans les évaluations internationales, monsieur Marboeuf), sa femme qui ne comprend pas toujours la logique de l’enseignement français. Non que lui le défende bec et ongle dans la discussion, mais parce qu’il perçoit des choses qui échappent manifestement à sa femme.

« Par exemple, je me souviens qu’au début de l’année, on a eu une longue conversation sur une leçon sur la préhistoire. Ma femme ne comprenait pas l’intérêt d’apprendre ou de savoir qu’il y a eu deux périodes, le paléolithique et le néolithique. »

Je ne sais pas pourquoi mais je me sens obligé de justifier, quand même, cette distinction, le néolithique marquant la sédentarisation de l’humanité avec tous les bouleversements qui s’ensuivent. Il me semble que c’est important de savoir ça, au moins de l’entendre et de le comprendre, quitte à l’oublier. Je sens en disant ça que je m’engage sur un sentier qu’il a lui-même emprunté pour répondre à sa femme.

« Vous savez, monsieur Marboeuf, les scandinaves, et particulièrement les finlandais n’accordent pas la même importance que les français à l’histoire, ni même à la géographie, qui sont en Finlande enseignés à petites doses, et de manière assez simple ».

Je vois bien qu’il n’a pas fini, que la discussion qu’il a eue avec sa femme l’a mené plus loin et qu’il veut m’y mener à mon tour.

« Et c’est vrai, monsieur Marboeuf, il faut bien dire que moi aussi, parfois, je ne vous le cache pas [nous y voilà], je me demande bien à quoi peut servir telle ou telle chose que les enfants apprennent. Non pas que je remette en cause le système lui-même ni surtout la manière d’enseigner, je suis pour l’école libre et publique, je trouve que ce que vous faites est très bien. Mais voyez par exemple, le "groupe verbal"… [il marque un temps, pour vérifier que je suis bien dans ses traces]… Matthieu a eu du mal à bien comprendre "le groupe verbal"… C’est une nouveauté ? Parce que je ne me souviens pas qu’à mon époque, on apprenait "le groupe verbal"… »

Je le laisse porter l’estocade.

« Franchement, monsieur Marboeuf, entre nous, à qui ça sert  d’apprendre "le groupe verbal" ?... Est-ce que vraiment c’est quelque chose qui va servir aux enfants, pour parler, pour écrire, de connaître "le groupe verbal" ?... Le verbe, d’accord, mais le "le groupe verbal" ?... »

Il s’arrête, un vague sourire aux lèvres (qu’il est dur à décrypter, cet homme-là !) et attend ma réponse. Je racle ma gorge, je suis un peu pris de court. Je ne sais pas pourquoi, je sens qu’on est sur une pente savonneuse.

Je lui réponds que "le groupe verbal" est la première pierre d’un édifice bien plus complexe qu’il n’y paraît, que cela permet de distinguer les différentes parties de la phrase, que bientôt cela nous permettra d’aborder les compléments d’objets et de les distinguer des compléments circonstanciels, que les compléments d’objets ont une importance considérable dans la langue française puisque nombre d’accords se font avec eux, que la qualité de la langue parlée ou écrite dépend donc directement des compléments d’objets et incidemment du "groupe verbal".

Ouf. Je crois que j’ai marqué des points. Il acquiesce en hochant légèrement la tête, soucieux de comprendre l’argument. Il finit par dire : « Oui, c’est logique ».

Je le raccompagne, on quitte nos sentiers rocheux pour un chemin plus balisé, il me parle de sa fille, la petite sœur de Mattieu, pour qui ça se passe bien, et qu’il aimerait voir dans ma classe si c’était possible dans deux ans. On se salue par une franche poignée de main.

… Les pensées se bousculent dans ma tête quand je rentre chez moi. L’entretien m’a beaucoup intéressé, appris aussi, mais j’en ressors épuisé, avec un sentiment de colère rentrée. Le père de Matthieu est quelqu’un d’investi, confiant dans le système scolaire français, convaincu par l’enseignement de service public tel qu’il se pratique et tel que je le pratique. Pourtant il n’a pas hésité (certes parce que c’était moi, qu’on s’entend bien) à me faire part de ses doutes sur le bienfondé d’une notion de grammaire…

Est-ce que je viens dans son travail lui demander le bienfondé de telle mesure technique, de telle action marketing ?... Non, je ne connais rien à son domaine, c’est lui le professionnel. Alors pourquoi considérer que lui peut avoir un avis circonstancié sur mon domaine, qui requiert tout autant de professionnalisme ?... Cela me fait penser à ces entraîneurs qui travaillent toute la semaine et se cassent la tête pour composer une équipe, mettre au point une tactique, en fonction des caractéristiques techniques des joueurs, vidéo à l’appui, s’appuyant sur des systèmes d’analyse de données complexes, et qui voient leur expertise balayée le jour du match par le premier supporter qui leur dit qu’il fallait mettre Tartempion attaquant.

Et puis, il ya autre chose. Que les parents s’interrogent sur le contenu des enseignements proposés à leur progéniture, ça se comprend. Qu’ils ne perçoivent pas toujours la chaîne logique d’une progression dans les apprentissages, c’est normal. Qu’ils en discutent avec les enseignants qui veulent bien se prêter au jeu, pourquoi pas. Mais derrière la question du papa de Matthieu, je vois autre chose, l’énième manifestation d’une conception de plus en plus répandue qui me gêne énormément : l’idée que ce qu’on apprend doit SERVIR à quelque chose de précis. Plus précisément, que ce qui n’a pas de but visible, d’objectif aisément identifiable, perd de sa pertinence et doit être remis en cause. Quand on y réfléchit, les évaluations internationales, PISA, les fameuses où la Finlande se classe si bien, vont dans ce sens utilitaire des enseignements. L’Education Nationale prend aussi cette direction quand elle fonde tout son système d’évaluation sur les compétences à acquérir, ou quand elle préconise par exemple un enseignement de l’histoire fondé sur les dates et les personnages au détriment du continuum historique et des mouvements complexes et souterrains de l’évolution humaine.

S’il est évident que l’école doit préparer les élèves à leur vie professionnelle, en leur donnant les bases et en les formant plus spécialement à tel métier en leur permettant d’acquérir les compétences indispensables, il me paraît tout aussi évident qu’elle doit aussi apporter aux enfants bien plus que ce qui leur sera utile, elle doit enrichir davantage que du nécessaire.

Ce n’est pas une vision romantique ou platonicienne de l’enseignement, c’est au contraire considérer qu’il y a de nombreuses expériences dans la vie qui demandent à tout un chacun autre chose qu’une compétence, autre chose qu’une case cochée dans le grand cahier à options du savoir-faire humain. Il n’y a ici pas à opposer deux notions, il faut les penser de concert, les inclure toutes deux dans notre démarche éducative.

L’école ne doit pas préparer qu’à la société, elle doit préparer au monde.

df

On pourra aussi lire une analyse faite par Télérama de cette question de la grammaire et de sa place à l'école, c'est intéressant...

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