Depuis le début du mois de juin, les avocats français ont entamé un mouvement de protestation qui a atteint son apogée avec la journée de grève nationale du 7 juillet dernier, qui a entraîné l’interruption de toutes leurs activités professionnelles (cabinets fermés, renvoi des audiences, absence d’intervention en garde à vue). Une manifestation à Paris a rassemblé plusieurs milliers de robes noires exprimant leur colère face au désengagement de l’Etat concernant la prise en charge de l’aide juridictionnelle.
L’aide juridictionnelle est le système qui permet aux plus démunis d’être assistés par un avocat dont les honoraires seront pris en charge totalement ou partiellement par l’Etat, quelle que soit la procédure concernée (divorce, défense pénale, procédure civile…), quelle que soit la juridiction (tribunal correctionnel, cour d’assises, juge des enfants, conseil de prud’hommes, cour d’appel, cour de cassation, tribunal administratif, cour administrative d’appel, conseil d’Etat…).
L’attribution de l’aide juridictionnelle est déterminée en fonction des revenus de la personne qui en fait la demande et de certaines charges qui lui incombent.
Le système de l’aide juridictionnelle est indispensable dans une démocratie, afin que toute personne puisse accéder à la justice et faire valoir ses droits.
La rétribution des avocats qui prêtent leur concours au bénéficiaire de l'aide juridictionnelle est déterminée en fonction du produit de l'unité de valeur (UV) prévue par la loi de finances applicable et des coefficients fixés par décret.
Depuis 2007, le montant de l’UV varie de 22,84 € HT à 25,90 € selon la région d’exécution de la mission de l’avocat.
Les coefficients multiplicateurs sont prévus par l’article 90 du décret du 19 décembre 1991, et dépendent de la nature de la mission effectuée.
Il convient cependant de rapprocher l’indemnisation prévue par la loi de la charge de travail correspondant à la mission en cause.
Ainsi pour l’assistance d’un prévenu devant le tribunal correctionnel, une indemnisation de 182,72 € à 207,20 € HT (8 UV) est-elle prévue. Or entre le rendez-vous avec le client, l’étude du dossier, les recherches juridiques, l’éventuelle rédaction de conclusions, l’assistance à l’audience où l’attente peut être longue, il n’est pas rare qu’un avocat consacre plus de 8 heures à un dossier qui peut être complexe comme en matière de trafic de stupéfiants, d’escroquerie ou d’agression sexuelle, (davantage encore si le détenu est incarcéré et qu’il faut lui rendre visite à la maison d’arrêt qui n’est pas nécessairement située à proximité du cabinet de l’avocat). L’avocat est donc rémunéré entre 23 et 25 € HT de l’heure.
Pour une instruction correctionnelle, le mis en examen étant placé en détention provisoire, l’indemnisation est de 456,80 € à 518 € (20 UV). Un avocat consciencieux (et ils le sont en majorité) étudiera le dossier, rencontrera son client à la maison d’arrêt plusieurs fois, assistera aux interrogatoires et aux confrontations, rencontrera la famille, déposera des demandes de mise en liberté, contestera le cas échéant certains actes de procédure devant la chambre de l’instruction, déposera des observations, assistera à des débats contradictoires devant le juge des libertés et de la détention pour la prolongation de la détention provisoire et passera ainsi jusqu’à 30 heures sur ce dossier, soit 15,23 € à 17,26 € HT de l’heure.
On pourrait multiplier les exemples à l’envi :
- Présentation d’une personne gardée à vue devant le juge d’instruction puis le juge des libertés : 115 € pour parfois 6 heures de travail (19 € de l’heure).
- Procédure civile devant le Tribunal de Grande instance (procédure impliquant parfois des recherches juridiques approfondies : contentieux immobilier, servitudes…) : environ 600 € HT
Aux indemnités fixées d’après les taux horaires ci-dessus, il convient de soustraire les charges de l’avocat qui équivalent environ à 60 % des sommes perçues (coût des locaux, secrétariat, informatique, papeterie, documentation juridique, URSSAF, sécurité sociale, caisse de retraite, téléphone, frais de transport…), ce qui correspond alors un taux horaire net pouvant baisser jusqu’à 6 ou 7 € de l’heure pour certaines procédures correctionnelles, alors qu’un cabinet d’avocat est rentable à partir de 70 € HT de l’heure au minimum.
C’est donc peu dire que l’indemnisation prévue par les textes est manifestement insuffisante, les avocats intervenant à l’aide juridictionnelle le faisant le plus souvent à perte.
Cette situation est d’autant plus problématique que pour certains cabinets, les missions au titre de l’aide juridictionnelle peuvent recouvrir jusqu’à 60 % de leur activité.
A cette rémunération de misère s’ajoute une diminution constante au niveau national du budget de l’aide juridictionnelle, alors que la demande est chaque année en augmentation.
C’est dans ces conditions que, pour combler ce budget insuffisant, le gouvernement prévoit de créer une taxe sur le chiffre d’affaires des cabinets d’avocats.
C’est la raison pour laquelle les avocats ont engagé un mouvement de protestation, mettant en avant les difficultés qu’ils rencontrent dans l’exécution de leur mission de service public d’aide aux plus pauvres et craignant de ne pouvoir le faire à l’avenir.
Ils sollicitent une remise à plat totale du système de l’aide juridictionnelle avec réévaluation du montant de l’unité de valeur et recherche d’autres financements pour permettre un fonctionnement pérenne et durable (le Conseil national des barreaux a notamment proposé la participation des compagnies d’assurance protection juridique).
En l’état, aucune réponse claire ne leur a été apportée, les membres de cabinets de M. Valls et Mme Taubira qui ont reçu les représentants de la profession précisant qu’un rapport sur le financement de l’aide juridictionnelle serait rendu à la fin de l’été – ce qui constitue une avancée pour le moins modeste.
Mais au-delà des difficultés rencontrées par les avocats, le désengagement de l’Etat de l’aide juridictionnelle est l’un des symptômes de l’indigence de la justice française : comment accepter qu’un appel soit examiné trois ans après le prononcé du jugement en première instance du fait du manque de magistrats, qu’une décision soit transmise aux parties six mois après la date de délibéré prévue par manque de greffiers, que des salles de palais de justice soient inutilisables en raison de fuite de toitures non réparées, que des tribunaux soient à cours de papier, d’ampoules ou d’encre, que les experts (psychiatres, psychologues, balisticiens, géomètres, informaticiens…) désignés par les tribunaux ne soient payés de leurs travaux que plusieurs mois, voire plusieurs années après le dépôt de leur rapport ?
Ce phénomène n’est pas nouveau et va s’aggravant. Rappelons que la France investit moins dans sa justice que la majorité de ses voisins puisqu’elle se classe 34e sur les quarante pays du Conseil de l’Europe, soit au même niveau que l’Azerbaïdjan. Or une justice correcte, quoi qu'on en dise, reste pour l'essentiel une question de moyens.