Ou à tout le moins, on sent qu’il s’imaginerait facilement trônant très au-dessus du bas peuple des justiciables, M. Guaino. C’est en tout cas l’impression que l’on retire de l’enregistrement, le 16 mai dernier, par la présidence de l’Assemblée Nationale d’une proposition de résolution assez atypique tant par sa nature que par son auteur. Elle tend en effet « à la suspension des poursuites engagées par le Parquet de Paris contre M. Henri Guaino, député, pour outrage à magistrat et discrédit jeté sur un acte ou une décision juridictionnelle, dans des conditions de nature à porter atteinte à l’autorité de la justice ou à son indépendance », et a été déposée… par un certain Henri Guaino, député. Ce qui, en soi et sauf erreur de ma part, constitue déjà une manœuvre inédite pour un parlementaire, les précédentes propositions de même nature ayant toujours été signées d’une autre plume que celle de la personne concernée.
Rappelons qu’Henri Guaino a, courant 2013, tenu les propos suivants à propos de la mise en examen de Nicolas Sarkozy : “Ce qui se passe est extrêmement grave. Ce n’est pas une décision comme une autre. D’abord par la qualification des faits retenue par le juge. Abus de faiblesse. Est-ce qu’on pouvait imaginer qualification plus grotesque, accusation plus insupportable. Aucun homme sensé dans ce pays ne peut penser un instant que Nicolas Sarkozy s’est livré, sur cette vieille dame richissime, à un abus de faiblesse. C’est absolument grotesque. Alors ça pourrait être risible si ça ne salissait pas l’honneur d’un homme qui a été Président de la République. Qu’ayant été Président de la République, entraîne dans cette salissure la France et la République elle-même.(…) Je trouve que cette décision est irresponsable parce qu’elle n’a pas tenu compte des conséquences qu’elle pouvait avoir sur l’image du pays, sur la République et sur nos institutions.(…) je conteste la façon dont il a fait son travail, je la trouve indigne, voilà je le dis, il a déshonoré un homme, il a déshonoré des institutions, il a aussi déshonoré la justice. Parce que tout ça a des conséquences dramatiques, voilà ». Ces propos ont été réitérés dans les jours suivants dans différents médias nationaux et ont provoqué de vives réactions, notamment (mais pas uniquement) de magistrats, considérant que ce type de tirade portait atteinte à l’indépendance de la justice.
A l’issue de l’enquête qu’il a diligentée, le Ministère Public a décidé de renvoyer Monsieur Guaino devant le Tribunal correctionnel pour des faits de discrédit sur une décision juridictionnelle et d’outrage à magistrat. Une première audience est prévue le 27 mai prochain.
C’est dans ce contexte que Monsieur Guaino a de lui-même déposé cette proposition de résolution, tendant à écarter temporairement, soit jusqu’à la fin de la session parlementaire en cours, en juillet prochain, l’application de la loi à son propre et unique bénéfice.
Selon l’exposé des motifs qui accompagne cette proposition, les poursuites engagées à l’encontre de Monsieur Guaino porteraient atteinte à la liberté d’expression de l’élu de la République qu’il est, puisque ses paroles auraient été tenues dans le cadre de sa fonction parlementaire, et devraient dès lors bénéficier de l’immunité accordée aux parlementaires par la loi de 1881 sur la liberté de la presse qui précise que « Ne donneront ouverture à aucune action les discours tenus dans le sein de l'Assemblée nationale ou du Sénat ainsi que les rapports ou toute autre pièce imprimée par ordre de l'une de ces deux assemblées », ce qui signifie que les parlementaires peuvent disposer, au sein du parlement et dans le cadre de leurs fonctions, d’une très grande latitude de parole afin de discuter et voter les lois de la République en toute liberté.
La loi limite donc cette immunité aux paroles proférées au sein des assemblées, et écarte celles tenues en dehors de ces enceintes, notamment devant la presse et sur les plateaux de télévision. Or au vu des motifs invoqués au soutien de sa proposition de résolution autocentrée, Monsieur Guaino souhaiterait manifestement voir étendre cette immunité à l’ensemble des propos qu’il a pu émettre, quel qu’en ait été le cadre.
Concrètement, sous couvert de porter leur parole et de dénoncer les injustices qui ne peuvent que profondément les choquer (selon une rhétorique fréquemment employée par certain parlementaire plus ou moins proche de notre mis en cause), Monsieur Guaino se verrait bien bénéficier d’une liberté d’expression plus importante que n'importe lequel des citoyens qu’il est censé représenter. Il suffit pourtant de se reporter à la lettre comme à l’esprit du texte de loi pour constater que l’immunité ne protège pas le parlementaire lui-même, mais le discours tenu au sein de l’assemblée. Le fait d'avoir été élu à l'Assemblée nationale ne correspond nullement à un permis de vociférer impunément contre quiconque déplairait à l'édile.
La situation est comparable au sein des tribunaux eux-mêmes où avocat et justiciable disposent d’une liberté de parole quasi absolue dans l’enceinte judiciaire (traiter son voisin de menteur est possible devant un tribunal sans risquer les foudres de la loi sanctionnant la diffamation), mais la perdent dès leur sortie de la salle d’audience, les dispositions pénales réprimant injures et diffamations en tout genre reprenant dès lors cours.
Différencier en la matière le parlementaire du vulgum pecus et lui permettre de jouir d’une liberté d’expression absolue en tous lieux et en toutes circonstances constituerait une rupture considérable de l’égalité avec les citoyens qui l’ont élu, et interdirait par exemple à un non parlementaire de lui répondre en des termes identiques.
Par surcroît, une éventuelle condamnation pénale de Monsieur Guaino pour ses propos ne me semblerait pas porter atteinte à sa liberté d’expression stricto sensu : il lui aurait été loisible de critiquer la décision du juge d’instruction par une argumentation juridique ou factuelle de fond plutôt qu'en qualifiant le travail du magistrat « d’indigne ». Une telle condamnation n’entraverait pas davantage son activité de député, qui au demeurant apparaît parfaitement étrangère aux propos reprochés à l’intéressé.
La pirouette juridique du député qui se présente en défenseur de la liberté d’expression de chacun, mandaté par ses électeurs pour dénoncer toute injustice, me paraît surtout constituer une tentative quelque peu… visible de repousser une échéance pénale bien ennuyeuse, mais dura lex sed lex, comme on dit.
Quand on joue au jeu de l’outrance, on respecte les limites posées par la loi ou on assume. Il n’y a pas de moyen terme.