Codes et pratiques culturelles : entre tradition et modernité [Analyse 4/5]

Par Anne Muxel, Directrice de recherches au CEVIPOF (CNRS/Sciences Po)

Les territoires et départements d’Outre-mer présentent des particularismes liés à leurs histoires originelles et aux ancrages culturels et ethniques  qui participent à définir leurs identités. La religion occupe une place qu’elle n’a plus en métropole où ne cessent de progresser tous les signes de sécularisation de la société. Interrogés sur la possibilité d’être heureux sans croire en Dieu  seule une petite moitié des ultramarins (46%) acquiesce à cette idée. (Graphique 3) C’est nettement moins qu’en métropole (88%), soit – 42 points. C’est à Mayotte que l’importance accordée à la foi et la religion est la plus implantée : les trois quarts des jeunes répondent qu’ils ne pourraient pas être heureux sans croyance religieuse (77%), et davantage encore les jeunes femmes.  En Martinique, ce même sentiment domine largement (65%). Mais on le retrouve assez fortement marqué aussi dans d’autres territoires ultramarins (59% en Guadeloupe, 57% en Polynésie Française, 53% en Guyane).  C’est à la Réunion qu’il apparaît le moins développé (44%), mais cela reste nettement plus qu’en métropole (12%). 

Croyance religieuse

 

L’importance de la religion dans l’univers de références et de valeurs des jeunes ultramarins peut expliquer certains écarts observés les différenciant des jeunes métropolitains en matière de normes et de pratiques, cela tant dans l’espace personnel et privé que dans l’espace collectif et public. En effet, ils se distinguent sur tout un ensemble de pratiques sociales et de codes culturels : représentations du corps, tatouages  et piercings, consommation d’alcool et de drogues, mais aussi usages des outils numériques.

 

L’attrait des tatouages et des piercings est plus marqué parmi les jeunes ultramarins. Un petit tiers possède déjà un tatouage (30% contre 24% en métropole) et quatre sur dix ont  un piercing (44% contre 30% en métropole). (Tableau 6) Ces pratiques sont nettement plus répandues parmi les jeunes femmes que parmi les jeunes hommes. C’est en Nouvelle-Calédonie que cette pratique est la plus répandue (52% des jeunes femmes et 43% des jeunes hommes). En Guyane par exemple 37% des jeunes femmes ont un tatouage (18% des jeunes hommes), à la Réunion elles sont 29% (contre 18%). Les mêmes écarts se retrouvent concernant les piercings. C’est en Martinique et à Mayotte que l’on en compte le plus, et les femmes sont deux fois plus nombreuses que les jeunes hommes à en porter un ou plusieurs (respectivement 62% contre 31% et 62% contre 17%). Mais selon les territoires et les départements, ces inscriptions corporelles ne sont pas investies de façon équivalente. En Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française, les tatouages sont plus répandus tandis qu’en Guadeloupe et en Martinique ce sont les piercings que l’on compte en plus grand nombre. A Mayotte les tatouages ne font manifestement pas partie des cultures juvéniles (seulement 9%).

Leurs corps sont sollicités et le sport notamment est un élément de la vie quotidienne des ultramarins qui est important. Un tiers d’entre eux (31%) fait partie d’une association sportive et les deux tiers reconnaissent qu’ils ne pourraient pas être heureux sans pratiquer de sport (63%, soit 11 point de plus qu’en métropole).

Tatouages et Piercings

 

Les codes de conduite comme les pratiques vestimentaires, mettant en scène le corps dans l’espace public, sont appréciés de façon assez différente qu’en métropole. Alors que l’acceptation des signes d’un machisme provocateur semble révolue parmi les jeunes de métropole, une minorité significative parmi les ultramarins peut encore y souscrire. Presque tous les jeunes métropolitains (90%) trouvent choquant que des mecs sifflent les filles dans la rue, mais ils sont moins nombreux parmi les jeunes des Outre-mer (64%). (Tableau 7) Les jeunes de Martinique sont de tous les moins choqués (53%).  Il en est de même concernant certaines pratiques vestimentaires jugées inappropriées dans l’espace public : 57% des ultramarins se disent choqués par les mecs qui ont les pantalons sous les fesses et dont on voit le caleçon (45% en métropole) et 74% par les filles en jean taille basse avec le string qui dépasse (62% en métropole). (Graphiques 4 et 5) On peut observer une même différence de genre concernant l’appréciation de la pudeur vestimentaire ; la conduite masculine suscite toujours moins de jugements négatifs que la conduite féminine dans ce domaine. Ce qui est admis pour les hommes l’est nettement moins pour les femmes, et ce y compris dans l’entendement qu’en ont les femmes elles-mêmes.

Codes vestimentaires

Codes vestimentaires et genre

Le port du voile dans la rue ou au travail est accepté par une majorité des jeunes en métropole (55%) comme en Outre-mer (59%). Néanmoins il suscite davantage de réticences parmi les jeunes de Polynésie Française (40%), et nettement plus d’adhésion à la Réunion ou à Mayotte (respectivement 72% et 77%). Les écarts de tolérance  observés dans ces deux territoires  peuvent s’expliquer par l’implantation de la religion musulmane. A Mayotte, l’islam est la religion de plus de 95% de la population.

 

Autre point sensible, l’affichage de l’homosexualité dans l’espace public. Les jeunes ultramarins se montrent en large majorité permissifs en la matière - 62% ne sont pas choqués de voir un couple homo qui se roule une pelle dans la rue -, mais ils sont de cet avis moins nombreux que les jeunes de métropole (87%, soit – 25 points).  Les écarts d’attitudes sur ce sujet sont encore plus grands avec les jeunes de Guadeloupe (52%, - 35 points), de Martinique (51%, - 36 points), de Mayotte (54%, - 33 points) et surtout de Guyane (44%, - 43 points), et tout particulièrement les jeunes hommes.

 

 

Les pratiques relatives à la consommation d’alcool ou de drogue révèlent aussi certains traits spécifiques aux jeunes ultramarins. Ces derniers se montrent un peu moins enclins qu’en métropole aux plaisirs de l’alcool. Ils sont nettement plus nombreux à affirmer pouvoir être heureux sans alcool (84% contre 73%), et à Mayotte où l’effet des interdits de la religion musulmane dans ce domaine est visible, ils sont 91%. Ils sont aussi nettement plus nombreux à dénoncer l’usage des drogues : 82% jugent qu’il y a trop de drogues contre 59% des jeunes de métropole.

 

Enfin, leurs dispositions à l’égard des pratiques de consommation font apparaître des contraintes ou des besoins propres aux Outre-mer. Ils sont plus nombreux qu’en métropole à reconnaître qu’ils ne pourraient pas être heureux sans voiture (52% contre 35%), à vivre sans télévision (37% contre 23%), sans téléphone (47% contre 40%). La musique est essentielle à leur génération : comme en métropole 90% d’entre eux reconnaissent qu’ils ne pourraient pas être heureux sans elle. Internet fait partie de leur vie quotidienne, même s’il reste moins associé que bien d’autres critères à l’idée qu’ils se font du bonheur. Seule une moitié d’entre eux (54%) affirme ne pas pouvoir être heureux sans connexion au Web (57% en métropole). Mais cette socialisation numérique ne les détourne pas complètement des pratiques culturelles plus traditionnelles comme la lecture : 63% affirment qu’ils ne pourraient pas être heureux sans livres (81% en métropole).  

 

Par-delà certains traits générationnels bien affirmés,  les choix culturels comme les pratiques de loisirs et de sociabilité apparaissent diversifiés selon les territoires et plus individualisés dans ce temps d’expérimentation propre aux années de jeunesse. Mais on retiendra que nombre des usages inventoriés par l’enquête Generation What en matière de mœurs comme en matière  de consommation culturelle se caractérisent par une moindre permissivité et par une vision si ce n’est plus coercitive en tout cas plus restrictive.