Appartenance nationale, ancrages territoriaux et identités [Analyse 1/5]

Par Anne Muxel, Directrice de recherches au CEVIPOF (CNRS/Sciences Po)

 

La façon dont le sentiment d’identité nationale se noue à ce qui fonde les appartenances aux territoires d’Outre-mer selon leur diversité obéit à des cheminements complexes, non dénués de certains paradoxes ou même de certaines contradictions. La reconnaissance objective d’une identité ne peut oblitérer les médiations affectives au travers desquelles  celle-ci s’établit de façon plus ou moins cohérente et stable. Lorsque la question de l’identité française est évoquée, les trois quarts des jeunes ultramarins (76%) reconnaissent se sentir Français. (Graphique 1)

Ce sentiment est particulièrement présent au sein de la jeunesse de la Réunion (83%), mais il apparaît plus en retrait dans d’autres territoires comme en Guyane (69%) ou encore en Guadeloupe (71%). Il reste donc une proportion significative de jeunes Français ultramarins, un quart, pour qui cette reconnaissance identitaire ne va pas de soi, et pour lesquels  priment d’autres ancrages.

 

Sentiment d’identité nationale

 

L’identité française ne recoupe pas nécessairement un sentiment univoque d’appartenance. L’attachement aux territoires d’Outre-mer reste premier. Lorsqu’ils ont à hiérarchiser leurs appartenances, 43% des jeunes ultramarins déclarent se sentir appartenir en premier lieu aux Outre-mer tandis que seuls 16% choisissent la France. (Tableau 1) Cet ancrage territorial supplante l’ancrage national particulièrement au sein de la jeunesse de la Guadeloupe et de la Martinique (respectivement 55% contre 10% et 54% contre 12%). La reconnaissance d’une appartenance à un bassin géographique, à une région du monde, prend aussi le pas sur l’appartenance nationale, puisque 25% des jeunes ultramarins, et tout particulièrement les jeunes de Polynésie française (34%), mettent cet ancrage géographique en premier.

 

L’appartenance mesurée à l’aune de la communauté permet d’affiner les marqueurs identitaires mobilisés par les jeunes ultramarins. Comme les jeunes de métropole la première réponse qui les rassemble est le fait de se sentir « appartenir au genre humain » (22% et 29% en métropole). Les uns et les autres sont peu nombreux à mettre en avant la nationalité (respectivement 11% et 8%). Mais les autres réponses laissent entrevoir des traits distinctifs renvoyant à des cultures spécifiques et à des positionnements  propres aux ultramarins. Tout d’abord, l’idée même d’appartenance à une communauté est plus enracinée. Mais surtout, bien que minoritaires, les marqueurs religieux ou ethniques sont plus présents : 10% des jeunes ultramarins (contre 3% en métropole) reconnaissent que la communauté à laquelle ils se sentent appartenir est d’abord définie par la religion et ce particulièrement à Mayotte (36%), et 19% par l’ethnie (contre 5% en métropole), et ce tout particulièrement en Nouvelle-Calédonie (36%) ou encore en Martinique (25%).

A ces ancrages identitaires spécifiques s’ajoute la reconnaissance des traces et des stigmates d’une histoire marquée par le colonialisme et les discriminations venant orienter certaines perceptions étrangères à la jeunesse métropolitaine. Ces traces sont très présentes dans les représentations comme dans le vécu des jeunes ultramarins, mais là encore avec des différences significatives selon les territoires. 57% disent ressentir aujourd’hui les effets du colonialisme, et les jeunes de Guadeloupe ou de Martinique sont encore plus nombreux dans ce cas (respectivement 69% et 67%), ainsi que ceux de Mayotte (63%). Le sentiment de subir des discriminations n’est pas étranger aux jeunes ultramarins, 47% évoquent ce point, mettant en avant d’abord la couleur de la peau (28%). A Mayotte, mais aussi en Guadeloupe, en Martinique et en Nouvelle-Calédonie, cette forme de discrimination est ressentie avec encore plus d’acuité. Un tiers des jeunes dans ces territoires, et quatre jeunes sur dix à Mayotte évoquent cette situation. La discrimination selon le genre est aussi évoquée (16%), et par les jeunes femmes de façon encore plus marquée.

On le comprend, l’identité nationale et personnelle qui se construit dans le parcours des jeunes ultramarins se façonne au travers de la diversité des appartenances et des expériences propres à l’histoire des territoires qu’ils habitent. Si leur lien à la France apparaît établi, si les atouts de la France pour les Outre-mer sont majoritairement reconnus, notamment en ce qui concerne les subventions, la sécurité sociale mais aussi l’éducation pour tous, certains signes laissant entrevoir des positionnements plus ambivalents ne peuvent être occultés. 44% des jeunes ultramarins, soit une proportion significative, souhaitent pour l’avenir de leur territoire un statut autonome, 9% une indépendance, tandis que 38% optent pour le maintien du statut actuel et 7% pour le rattachement à une autre entité. Les jeunes de Guyane et de Guadeloupe expriment à ce sujet des opinions plus critiques voire plus radicales.  L’éventualité d’une autonomie est privilégiée par près des deux tiers des jeunes guyanais (63%) et par plus de la moitié des jeunes de guadeloupéens (52%). Les jeunes de la Réunion et les jeunes de Mayotte sont plus partagés : respectivement 43% et 45% sont favorables au maintien du statut actuel de leurs territoires (contre 42% qui optent pour l’autonomie).

 

Le statut de leur territoire, et donc la nature du lien de celui-ci  à la France, restent un point critique. Nombre de jeunes adoptent un positionnement assez radical. Une large majorité (58%) affirme même pouvoir s’engager et lutter pour que leur territoire ou département obtienne un autre statut. Les jeunes de Guyane se distinguent par une volonté encore plus marquée (71%).

 

Les jeunes ultramarins sont donc habités par un ensemble de marqueurs identitaires non dénués de tensions : tension entre l’identité nationale et l’attachement aux territoires, tension entre la reconnaissance des atouts du statut actuel des Outre-mer et la perspective d’une autonomie, tension entre l’affirmation de leurs spécificités culturelles et leur demande d’intégration. Révélatrice de ces tensions, leur forte demande de symbolique nationale au travers notamment de leur adhésion à l’idée d’un service militaire obligatoire. Ils sont une large majorité à s’y montrer favorables (54% soit 15 points de plus que les jeunes de métropole), et tout particulièrement en Guadeloupe (61%), en Guyane (61%), alors même qu’il s’agit de territoires où l’idée d’autonomie est plus ancrée et non dénuée d’une potentielle radicalité.

C’est donc une carte d’identité hybride, à la signalétique plurielle, qu’ils mettent en avant. Leur appartenance à la France se conçoit dans l’affirmation et la revendication de leurs différences ainsi qu’au travers d’une demande de reconnaissance prenant en compte  l’histoire qui les constitue et qui les porte. S’ils ne se considèrent pas partie prenante d’un même destin, et si leurs dispositions concernant l’autonomie varient fortement selon les territoires, ils partagent néanmoins une même problématique identitaire. Dans cette composition d’identités hybrides on remarquera un chaînon manquant, l’Europe. Celle-ci reste très peu investie par les ultramarins. Si 72% des jeunes de métropole peuvent se sentir Européens, seuls 43% des ultramarins sont dans le même cas ; en Guadeloupe ou en Polynésie française c’est encore moins (respectivement 39% et 34%). Leur carte d’identité fait coexister le proche et le lointain, mais sans l’échelon européen.