La famille et l’espace de la vie privée : la conquête d’une autonomie [Analyse 3/5]

Par Anne Muxel, Directrice de recherches au CEVIPOF (CNRS/Sciences Po)

 

Les études sociodémographiques portant sur l’évolution de la population des territoires et des départements ultramarins ont mis en évidence un effritement progressif des solidarités familiales traditionnelles, lié notamment à une réduction des liens au sein de la famille élargie. Le nombre de familles monoparentales a progressé ainsi que celui des familles touchées par le chômage. La proportion de jeunes vivant au sein d’une famille monoparentale est nettement plus importante qu’en France métropolitaine. En Martinique et en Guadeloupe par exemple, ils sont plus du tiers à connaître cette situation (respectivement 37% et 33% contre 12% en métropole). Cette évolution est notamment liée à l’importance des maternités précoces, souvent vécues comme un « substitut de statut social » et aux taux de fécondité dans l’ensemble plus élevé, particulièrement en Guyane (3,4 enfants par femme) ou à Mayotte (4,1). Nombre de ces familles vivent dans des conditions de plus grande précarité.

 

Confrontés à des conditions d’insertion sociale et professionnelle souvent plus difficiles qu’en métropole, ainsi qu’à des contextes familiaux souvent plus problématiques, les jeunes ultramarins reconnaissent néanmoins pouvoir compter sur un soutien familial.  La famille joue un grand rôle dans leur quotidien, en tant qu’espace de protection et de réassurance. L’angoisse de leurs parents au sujet de leur avenir est de mise, semblable à celle qui prévaut en métropole : 60% des jeunes ultramarins en font état (64% des métropolitains). Mais 82% se sentent soutenus par leurs parents quant à leurs choix et projets d’avenir et 82% reconnaissent que ceux-ci sont même fiers du parcours scolaire ou professionnel qu’ils ont accompli. Ce soutien affectif se double  d’un soutien matériel : 40% reconnaissent être aidés financièrement par leurs parents (32% en métropole).  Comme les jeunes de métropole, ils sont nombreux à se sentir gênés par cette situation, mais dans une proportion moindre (62% contre 71%).  Sans doute ont-ils intériorisé davantage un impératif de solidarité.

 

Si la famille apparaît conforme à sa fonction en matière de soutien et de protection, en tout cas dans les représentations que les jeunes en ont, elle est aussi le lieu d’échanges interpersonnels révélateurs du type de lien qui les unit à leurs parents. Celui-ci apparaît dans l’ensemble plus traditionnel et plus hiérarchisé qu’en métropole. La majorité des jeunes ultramarins (54%) qualifie de cool les relations qu’ils entretiennent avec leurs parents. En cela ils ne sont pas différents des métropolitains. Mais de façon plus concrète,  seul un tiers d’entre eux (34%) reconnaît discuter avec leurs parents de leurs histoires de cœur (41% des métropolitains). Beaucoup sont amis avec leurs parents sur Facebook(40%), à l’exception de Mayotte (20%), mais pour ce qui est du partage de certaines expériences, boire de l’alcool ou fumer un joint, on peut observer une plus grande réserve qu’en métropole. Si 40% des jeunes métropolitains, et surtout des garçons,  affirment s’être déjà saoulés avec leurs parents, ils ne sont dans ce même cas que 25% dans les Outre-mer ; 11% des métropolitains disent avoir déjà partagé un joint avec leurs parents, ils sont deux fois moins nombreux parmi les ultramarins (6%). Toutefois certaines différences entre les territoires sont  à noter. Les relations entre les jeunes et leurs parents semblent plus décomplexées en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie Française où, par exemple 40% des jeunes affirment avoir abusé d’alcool avec leurs parents. En revanche, elles sont nettement moins permissives en Guadeloupe et en Martinique (respectivement 17% et 15%) et plus restrictives encore à Mayotte (7%).

Interrogés sur la façon dont ils se projettent dans une éventuelle vie familiale future, les réponses des jeunes ultramarins mettent en évidence certains particularismes significatifs.  Ils se montrent nettement plus attachés au fait de créer une famille : 70% n’envisagent pas d’être heureux sans fonder leur propre famille (contre 56% en métropole). Ils envisagent celle-ci selon un modèle plus traditionnel que les jeunes de métropole. L’institution du mariage, mais aussi le PACS, les attirent un peu plus : un jeune sur deux (49% contre 43%) et la question des enfants s’avère plus décisive.  Ils ne sont que 5% à envisager une vie de couple sans enfant (12% en métropole). (Tableau 3)  A Mayotte, où la religion occupe une place plus importante que dans d’autres territoires, la structure familiale assujettie à la présence des enfants fait l’objet d’une attention encore plus marquée.

Projection d’un modèle de famille

Le cercle des proches est aussi constitué des amis. L’amitié est une valeur importante dans la vie des jeunes ultramarins. Les deux tiers d’entre eux (66%) décrivent leurs relations amicales comme peu nombreuses mais précieuses. Seule une petite fraction de la jeunesse ultramarine reconnaît ne pas avoir d’amis sur qui compter (13%), mais c’est deux fois plus qu’en métropole (7%). A Mayotte, c’est un jeune sur cinq qui indique un déficit de soutien amical (20%).

 

Le cercle des amis apparaît plus diversifié socialement et culturellement dans certains territoires ou départements que dans d’autres. L’homogénéité sociale et la conformité des parcours scolaires apparaissent plus marquées dans les amitiés des jeunes de métropole. En revanche, les jeunes ultramarins, font l’expérience d’amitiés dans l’ensemble plus ouvertes au brassage des cultures et des origines ethniques. Ainsi, en Guyane, en Nouvelle-Calédonie et à la Réunion, des territoires travaillés par des appartenances plurielles et traversés par des flux migratoires, le cercle des amis est reconnu comme plus hétérogène.  Par exemple, 76% des jeunes de la Réunion déclarent que leur cercle d’amis est composé de jeunes de religion différente (66% de l’ensemble des ultramarins et 58% des métropolitains) ; 82% des jeunes de Nouvelle-Calédonie ont des amis d’une origine ethnique différente de la leur (63% de l’ensemble des ultramarins et 61% des métropolitains).  (Tableau 4)

L’orientation sexuelle fait apparaître aussi certaines disparités. Alors que les deux tiers des jeunes métropolitains (66%) comptent dans leur cercle d’amis des personnes ayant une orientation sexuelle différente de la leur, ils sont moins nombreux dans ce cas parmi les ultramarins (50%), et tout particulièrement en Guadeloupe et à Mayotte (respectivement 40% et 32%).

Le cercle des amis

A l’instar des jeunes de la métropole, l’amour et les relations amoureuses occupent une place importante dans la vie des jeunes des Outre-mer : 86% des jeunes affirment ne pas pouvoir être heureux sans amour ; 67% des ultramarins considèrent que les relations amoureuses sont primordiales ou importantes dans leur vie présente. C’est un peu moins qu’en métropole (76%). De plus, 63% des jeunes n’envisagent pas d’être en couple sans amour. La vision qu’ils ont du lien conjugal accorde une large place au contrat de fidélité perçu comme LA condition du couple par une forte majorité des jeunes (73% des ultramarins et 68% des métropolitains), et encore davantage par les jeunes femmes. Plus des deux tiers des jeunes, en métropole comme dans les Outre-mer (68%) se disent choqués par quelqu’un qui est en couple et qui drague quelqu’un d’autre. C’est donc une conception assez traditionnelle du couple et de l’amour qui est défendue par l’ensemble de la jeunesse.

Visions de l’amour et du couple

En témoigne l’idéal du couple qui est porté par les jeunes ultramarins. Ils privilégient un modèle contractuel supposant un engagement renouvelé au quotidien (46%, contre 37% en métropole). L’idée de bonheur, sa condition sine qua non est aussi évoquée (32%, contre 39% en métropole). L’importance accordée à l’engagement que suppose l’amour se retrouve aussi dans leur attachement plus marqué à l’institution du mariage. Le mariage est considéré comme un rêve, la meilleure manière de prouver à son partenaire qu'on l'aime vraiment par 47% des jeunes ultramarins, avant tout par les jeunes femmes ; en particulier en Guyane et à Mayotte (plus de 50%), contre 34% en métropole. Conséquence logique de cette survalorisation du mariage, l’acte de divorce est perçu de façon plus problématique et négative. Plus du  tiers des jeunes ultramarins (35%) le considère comme un mal moderne (28% en métropole).

 

Ce modèle conjugal traditionnel n’exclue pas l’existence d’autres types de pratiques, notamment le multi-partenariat. Celui-ci apparaît plus développé en Outre-mer : 34% des jeunes ultramarins disent avoir déjà eu plusieurs relations amoureuses en même temps(contre 24% en métropole). La pratique du multi-partenariat est  plus répandue en Guyane (40%) et à Mayotte (43%), et assumée en plus grand nombre par les hommes que par les femmes (54% contre 35%). Mais elle est nettement moins fréquente en Polynésie Française (27%). Les écarts observés entre hommes et femmes s’expliquent par le fait que les territoires ultramarins reconnaissent une plus grande liberté relationnelle et sexuelle aux hommes, quand celle-ci reste socialement limitée à l’espace conjugal pour les femmes.

 

Les décalages entre les normes et les pratiques créent des interstices de liberté où peuvent s’engouffrer nombre d’accommodements et d’arrangements à partir desquels chacun et chacune éprouve sa propre expérience de l’amour et notamment de la sexualité. Interrogés sur leur vie sexuelle, 73% des jeunes ultramarins reconnaissent qu’ils ne pourraient pas être heureux sans sexe dans leur vie personnelle. Néanmoins, ils abordent la sexualité au travers d’un cadre moins permissif et plus restrictif qu’en métropole. Ainsi sont-ils toujours plus nombreux à dénoncer l’omniprésence de la sexualité dans la société. Les deux tiers (67%) jugent qu’il y a trop de sexe (43% des jeunes métropolitains). Cela est particulièrement vrai pour Mayotte (82%). D’ailleurs, à Mayotte, mais également en Polynésie Française, 55% des jeunes disent qu’ils pourraient être heureux sans contraceptifs contre une moyenne de 46% en Outre-mer, et une moyenne de 33% en métropole. Contrairement à la métropole, les ultramarins, notamment les hommes, considèrent l’usage des contraceptifs comme contraignant. Cela est particulièrement vrai dans les DFA où persiste la croyance, avant tout masculine, selon laquelle les contraceptifs féminins (pilule et stérilet) pourraient rendre les femmes stériles. Cette croyance témoigne d’un manque d’information dans les territoires d’Outre-mer sur les sujets de contraception et de sexualité. Pour autant, elle tend à disparaître dans les nouvelles générations.

L’appréhension de la pornographie est également révélatrice : seul un tiers des jeunes d’Outre-mer perçoit l’usage des supports pornographiques comme un plaisir personnel (contre 51% en métropole). 18% des jeunes ultramarins qualifient la pornographie de perversion, 28% à Mayotte (contre 12% en métropole).

 

Les différences entre les territoires ultramarins et la métropole se perçoivent dans la perception qu’ont les jeunes de la sexualité, mais également dans la diversité des pratiques sexuelles auxquelles ils s’adonnent ou non. (Graphique 2) La question de la masturbation creuse particulièrement les écarts : 79% des jeunes métropolitains déclarent en aimer la pratique, majoritairement les hommes, mais dans les Outre-mer ils ne sont que 56% dans le même cas ;  22% ayant essayé ne sont désormais plus intéressés (contre 14% en métropole) ; 17% affirment ne jamais vouloir essayer (contre 6% en métropole). De la même manière, ils sont moins nombreux à avoir déjà utilisé des sex-toys (29%, contre 43% en métropole). Par ailleurs, on compte davantage de jeunes ultramarins déclarant  avoir déjà pratiqué l’abstinence sexuelle ou vouloir la pratiquer (56% contre 42% en métropole).

 

Enfin, l’expérience de l’homosexualité est l’objet de réticences un peu plus marquées. 16% des jeunes ultramarins déclarent avoir eu une relation homosexuelle (21% en métropole) et 70% n’envisagent nullement d’en avoir (61% en métropole). Cette réticence est plus visible en Guyane (76%) et à Mayotte (81%). En ce qui concerne la Guyane, et les autres territoires des DFA, l’homosexualité est fortement stigmatisée par la société. Plus de 50% de la population perçoivent  les relations homosexuelles comme étant « contre nature » ou relevant de « problèmes psychologiques ». Et cela est d’autant plus le cas dans les espaces où la religion joue un rôle important dans la socialisation des individus. Néanmoins, les jeunes générations témoignent de plus de tolérance, même si celle-ci reste moindre qu’en métropole.

 

Les écarts constatés sont révélateurs de certains décalages entre les pratiques sociales et culturelles acceptées en métropole et celles qui s’expriment dans les Outre-mer sur nombre de sujets. A Mayotte, les attitudes comme les comportements en matière de sexualité indiquent toujours une moindre permissivité qu’il faut sans doute rapprocher de la prévalence de la religion qui y est plus manifeste et dont l’influence sur la socialisation des jeunes générations se fait sentir plus que dans d’autres territoires.