Par Anne Muxel, Directrice de recherches au CEVIPOF (CNRS/Sciences Po)
L’éducation reste l’une des premières préoccupations de la jeunesse tant elle conditionne l’accès à l’emploi et définit les contours de l’autonomie adulte. Les jeunes ultramarins partagent avec leurs homologues de métropole les mêmes attentes quant aux conditions de leur intégration sociale, économique et professionnelle, néanmoins ils se montrent, d’une part, plus attentifs quant aux bénéfices escomptés de leur expérience scolaire et, d’autre part, plus concernés par la nécessité d’accéder au marché du travail dans des conditions encore plus difficiles qu’en métropole. Ils sont à la fois plus confiants envers les dispositifs de formation existants et plus pragmatiques quant à leurs attentes en matière d’insertion.
La proportion de la population juvénile dans certains territoires ultramarins est supérieure à celle que l’on compte en métropole : 25,4% à Mayotte, 23,6% en Nouvelle-Calédonie, 23% en Guyane (contre 18% en métropole). Ce sont près de 700.000 jeunes âgés de 15 à 29 ans qui doivent intégrer le marché du travail, dans des conditions où prévalent des taux de réussite scolaire et universitaire plus faibles que dans l’Hexagone. Les conditions d’accès à l’emploi ne sont pas facilitées par le maillage essentiellement artisanal et de petite taille des entreprises locales. Le contexte de l’intégration sociale et économique n’est donc pas favorable dans les territoires d’Outre-mer. Pourtant si les jeunes ultramarins se montrent réalistes et conscients de ces difficultés, ils montrent aussi un certain optimisme quant à leurs chances et à leurs capacités de réussite.
Plusieurs indicateurs témoignent d’une situation scolaire plus problématique qu’en France métropolitaine: taux de scolarisation plus faible, isolement géographique, difficultés de transport, illettrisme, décrochage scolaire, taux de redoublement élevés. Selon le dernier rapport du CESE consacré aux territoires ultramarins, les résultats aux diplômes du second degré dénotent un retard par rapport à la moyenne nationale ainsi que des taux de réussite scolaire parmi les plus faibles. L’illettrisme parmi les jeunes ultramarins est évalué à une proportion quatre fois supérieure à celle qui est mesurée en France métropolitaine. On compte par exemple entre 14 et 18% de jeunes illettrés à la Réunion, la Martinique, la Guadeloupe et la Nouvelle-Calédonie, entre 22 et 29% en Guyane et en Polynésie française, et jusqu’à un jeune sur deux (48%) à Mayotte. Le décrochage scolaire est aussi plus fréquent dans tous les territoires ultramarins et peut toucher une part importante de la jeunesse, par exemple en Guyane où l’on compte plus du quart de jeunes en décrochage scolaire (27%). Alors qu’en France métropolitaine 13% des jeunes sortent du système scolaire sans diplôme, dans les Outre-mer cette proportion est beaucoup plus importante, entre 22 et 25% en Nouvelle-Calédonie, en Martinique, en Guadeloupe et à la Réunion. Elle atteint entre 32 et 38% en Polynésie française et en Guyane. A Mayotte, ce sont 63% des jeunes qui n’ont aucun diplôme.
Malgré ce contexte problématique, les jeunes ultramarins développent pourtant une représentation dans l’ensemble plus positive du système scolaire que celle que l’on peut évaluer en métropole, révélatrice de leurs attentes encore plus pressantes envers les dispositifs de formation les concernant. Certes seule la moitié d’entre eux (49%), soit une proportion semblable à celle que l’on mesure en métropole, reconnait faire confiance à l’école. Mais cette confiance mitigée est assortie d’un surcroît de valorisation des valeurs mêmes de l’école républicaine. Ils sont plus nombreux à considérer que le système scolaire donne sa chance à tous (40% contre 33% des métropolitains). En Nouvelle-Calédonie et à Mayotte, cette vision est encore plus largement partagée (respectivement 48% et 49%). Ils sont aussi plus nombreux à croire que le système éducatif récompense le mérite : 44% contre 36% en métropole (+ 8 points), et les jeunes de Nouvelle-Calédonie et de Mayotte acquiescent encore plus à cette idée (respectivement 51% et 48%). On remarquera que sur ces deux points, les jeunes de la Réunion se montrent nettement plus critiques et en cela sont plus proches des jeunes de métropole ; seuls 34% s’accordent sur l’égalité des chances et 37% sur la reconnaissance du mérite.
Cette vision globalement plus optimiste de l’école, dans ses principes comme dans ses attendus, se double d’une expérience de la scolarité qui est elle aussi plus positive. Ce n’est qu’un petit tiers des jeunes ultramarins (31%) qui reconnaît avoir été heureux à l’école. En cela ils ne diffèrent pas des jeunes de métropole (30%). Mais lorsque l’on rentre dans le détail du vécu de leur scolarité, ils évoquent moins de souvenirs négatifs que ces derniers. Ils sont moins nombreux à déclarer s’être sentis seuls (27% contre 37% en métropole), méprisés (10% contre 20%), en souffrance (13% contre 27%). Et ils sont plus nombreux à s’être sentis soutenus au cours de leur scolarité (31% contre 27%), tout particulièrement dans certains territoires comme la Nouvelle-Calédonie (38%) et Mayotte (38%).
Ces écarts dans le sens d’une moindre sévérité des jeunes ultramarins envers le système scolaire et ses performances ne doivent néanmoins pas oblitérer la dominante critique de leur vision. L’enjeu éducatif dans les territoires d’Outre-mer est de taille aussi bien en ce qui concerne le renforcement des moyens déployés par les pouvoirs publics pour élever le taux de réussite scolaire que pour améliorer les relations entre les acteurs éducatifs et les jeunes eux-mêmes. En dépendent, et les jeunes en sont bien conscients, les conditions de leur accès au marché du travail ainsi que les chances d’obtention d’un emploi qualifié. Car même si les jeunes ultramarins se montrent un peu moins sévères que les métropolitains sur ce point, les trois quarts d’entre eux (72%) considèrent que le système éducatif ne les préparent pas activement à intégrer le marché du travail (85% des jeunes en métropole). Les jeunes de Nouvelle-Calédonie et de Mayotte témoignent d’un surcroît de confiance, mais la majorité d’entre eux reconnaît la défaillance de l’articulation entre la formation scolaire et l’adaptation au marché de l’emploi, à laquelle se rajoute l’inévitable menace d’un chômage pesant de tout son poids sur leurs devenirs professionnels. En Guyane, la situation apparaît critique : 75% des jeunes guyanais considèrent que les formations offertes ne permettent pas de trouver le métier de leur choix. A Mayotte, les deux tiers des jeunes (64%) considèrent que s’ils peuvent trouver un emploi ce ne sera pas nécessairement dans leur domaine de compétences. Et la majorité s’accorde sur le fait que le débouché professionnel est meilleur en métropole qu’à Mayotte (66%).
Les jeunes Français sont confrontés à un chômage structurel, mais en Outre-mer les perspectives de travail sont encore moins favorables. Alors que la part des jeunes âgés de 15 à 29 ans ayant un emploi en France métropolitaine s’élève à 44%, elle est dans la plupart des territoires ultramarins, à l’exception notable de la Nouvelle-Calédonie, deux fois plus faible. En Martinique et en Guadeloupe, mais aussi en Guyane, c’est à peine un jeune sur cinq qui a un emploi. A Mayotte, seuls 13% des jeunes ont un emploi. Il a été évalué que ce sont près de 100.000 jeunes ultramarins qui sont au chômage. Dans les Outre-mer, les inégalités d’accès à l’emploi sont exacerbées. L’influence du diplôme est encore plus déterminante qu’en métropole, et comparés à leurs aînés, les jeunes sont tout particulièrement touchés par les disparités qu’il peut entretenir. Ainsi les jeunes disposants d’un diplôme de l’enseignement supérieur ont-ils 23 fois plus de chances d’avoir un emploi que les jeunes sans diplôme (contre 14 fois parmi les 35 ans et plus). S’ajoute à cela la part des jeunes « Ni-Ni », ni scolarisés, ni en formation, ni au chômage, ni en emploi, qui s’établit à 10,6%, comptabilisant des jeunes en situation de rupture et échappant à tout dispositif d’aide ou d’encadrement. Le chômage et l’absence d’insertion touchent donc une large majorité des jeunes ultramarins.
Dans un contexte de forte pénurie d’emplois la question du travail prend un relief singulier dans leurs attentes comme dans leurs représentations. Pour 28% d’entre eux le travail a beaucoup d’importance dans leur vie (17% des jeunes métropolitains font le même constat). Et 67% déclarent qu’ils ne pourraient pas être heureux sans travailler (+13 points que les métropolitains). L’emploi est l’une des clés d’accès à la condition adulte, et les jeunes ultramarins sont nettement plus nombreux que les métropolitains à souhaiter entrer sur le marché du travail assez rapidement après leur formation initiale, et ce quel que soit le niveau de diplôme obtenu.
Invités à choisir le modèle d’entrer dans la vie adulte qui conviendrait le mieux à leurs aspirations, ils sont nettement moins nombreux que les jeunes de métropole à opter pour la possibilité de partir tôt de chez leurs parents et expérimenter le plus longtemps possible (24% contre 44%). L’allongement du temps de la jeunesse, supposant de concilier une dépendance financière familiale et une autonomie personnelle, ne définit pas un horizon d’attentes attirant pour les ultramarins. En revanche, ils privilégient plus que les métropolitains l’accès à l’indépendance et à l’autonomie financière que permet le travail : 32% souhaitent s’assumer, partir tôt de chez leurs parents, faire des études courtes et entrer rapidement sur le marché du travail (25% en métropole), 31% entendent se placer en misant tout sur le diplôme pour entrer sur le marché du travail puis quitter ses parents (23% en métropole).
Le travail est donc central dans la vision qu’ils ont d’eux-mêmes et de leur avenir. Et ils vont même jusqu’à considérer qu’en période de fort chômage les emplois devraient être réservés en priorité aux jeunes. 38% sont en effet d’accord avec cette discrimination positive qui devrait favoriser les jeunes dans la concurrence face à l’emploi (22% seulement des jeunes de métropole). Ils font ainsi une entorse au modèle républicain d’égalité qu’ils mobilisent dans ce cas précis alors même qu’ils rejettent globalement, comme les métropolitains, l’idée de préférence nationale. En Polynésie Française ou à Mayotte, ils se montrent encore plus tentés par ce type de mesure en faveur de la jeunesse (respectivement 44% et 46%).
L’argent est une finalité davantage assumée : 60% d’entre eux voient dans le travail un moyen de gagner de l’argent (54% en métropole) plus qu’un moyen d’épanouissement personnel (40% contre 46% en métropole).
Mais comme les jeunes métropolitains, ils buttent sur la question de la reconnaissance. S’ils sont une majorité à reconnaître se sentir épanouisdans leur travail (52% contre 56% en métropole), ils considèrent aussi qu’ils ne sont reconnus ni à l’aune de leurs compétences ni à la mesure de leur rémunération. Les trois quarts d’entre eux (76%) s’accordent sur cette même impression que la société française ne leur donne pas les moyens de montrer ce dont ils sont capables (73% en métropole).
Les conditions de formation et d’entrée sur le marché du travail auxquelles sont confrontés les jeunes ultramarins sont objectivement jugées plus difficiles qu’en métropole. L’enjeu de la lutte contre le chômage est premier : pour 57% d’entre eux, l’emploi est le premier sujet de préoccupation, soit 12 points de plus que pour les jeunes métropolitains. La question du pouvoir d’achat est aussi un enjeu saillant : 31% (+10 points qu’en métropole), et 41% en Martinique. Néanmoins ce contexte reconnu comme difficile n’oblitère pas les espoirs de réussite des jeunes ultramarins. Ils font preuve d’un optimisme quant à leur avenir personnel nettement plus marqué que leurs homologues métropolitains (63% contre 54%). Ils ont intégré la crise économique et sociale structurelle avec laquelle ils doivent compter, - près des trois quarts d’entre eux (72%) considèrent que celle-ci affectera d’une manière ou d’une autre leur avenir -. Mais ils sont aussi une large majorité (66%) à ne pas la considérer comme une fatalité et à envisager la possibilité de connaître un jour autre chose que la crise (57% des métropolitains). Les jeunes de Nouvelle-Calédonie et de Polynésie française se montrent sur ce point les plus optimistes (respectivement 73%).
Cette confiance plus affirmée des ultramarins quant à leur avenir se retrouve dans la vision qu’ils développent de leurs propres trajectoires comparées à celles-de leurs parents. Les chances de promotion paraissent acquises, et l’ascenseur social, en tout cas dans les représentations qu’ils en ont, semble moins bloqué que pour les jeunes métropolitains. Dans la dynamique générationnelle, ils sont plus nombreux à penser que leurs chances de réussite sont plus favorables. Ainsi 41% pensent que leur avenir sera plutôt meilleur comparé à la vie qu’ont menée leurs parents (23% seulement des jeunes métropolitains), tandis que 36% considèrent qu’il sera pire (53% des jeunes métropolitains). (Tableau 2) Cet optimisme vaut aussi pour les projections futures et pour les générations qui suivent : 39% pensent que l’avenir de leurs enfants sera plutôt meilleur que le leur (22% seulement des jeunes métropolitains). A Mayotte, les jeunes sont même une très large majorité à partager cette idée (65%).
Cette confiance et cet optimisme sont arrimés à une forte volonté personnelle, de s’en sortir et d’échapper à une condition sociale et familiale marquée par la pauvreté, sans doute plus déterminante et plus vitale qu’en métropole. Ils sont nombreux à croire que pour y arriver on doit pouvoir compter sur ses propres forces. Alors qu’en métropole, 48% des jeunes souscrivent à l’idée que pour réussir dans la vie on ne peut compter que sur soi-même, ils sont 67% parmi les ultramarins. Pour les jeunes de Polynésie française, cette nécessité s’impose avec encore plus d’évidence (77%). De même si les deux tiers des jeunes métropolitains (63%) se rallient à l’adage Quand on veut on peut, ils sont 82% parmi les ultramarins. Ces derniers sont aussi nettement plus nombreux à assentir à cette croyance que Dans la vie soit tu baises soit tu te fais baiser (59% soit 18 points de plus que les jeunes de métropole).
Représentations de l’avenir
Bien que confrontés à de réelles difficultés d’insertion sociale et économique dans leurs territoires, les jeunes ultramarins ont intériorisé un espace de possibles nettement plus ouvert que celui qui opérait pour les générations précédentes. Pour beaucoup, celui-ci débouchera à un moment ou à un autre sur un départ pour la métropole et par une insertion socio-professionnelle dans l’Hexagone. Les ultramarins de Generation What envisagent une mobilité géographique dans une proportion équivalente à celle des jeunes métropolitains. Mais elle revêt sans doute dans leur cas une nécessité plus cruciale. Seuls 10% d’entre eux ne veulent pas quitter leur territoire et leur département. Et de tous ce sont les jeunes de Nouvelle-Calédonie qui se montrent les moins enclins au départ (15%). La grande majorité, notamment au sein de la population antillaise, s’apprête à connaître une expérience de vie et de travail en dehors des Outre-mer plus ou moins durable. Aux Antilles, seuls entre 9% et 10% de la population ne sont jamais partis, même pour un séjour inférieur à six mois.
Si les jeunes ultramarins sont attachés à leurs territoires, ils savent aussi s’en affranchir pour saisir les chances de promotion sociale qui peuvent s’offrir à eux. Leur détermination est forte : 60% d’entre eux affirment « être maître de son destin et être aux commandes de sa vie ». Les jeunes de Mayotte étant un peu moins affirmatifs sur ce dernier point 51%, mais ils se montrent aussi grandement optimistes quant aux chances qui sont les leurs par rapport aux générations précédentes. Ils sont aussi plus nombreux à acquiescer à l’idée qu’avoir 20 ans est le plus bel âge de la vie ! Une petite moitié (49% contre 42% en métropole).