Ce dimanche matin, l'esprit encore un peu embrumé par la soirée de la veille (il faut dire que les verres en terrasse étant décalés à 18h30, vous avez l'impression de rentrer d'after à 21h), un sms d'un numéro non identifié apparaît sur votre téléphone. Les yeux mi-clos, juste le temps de vous dire que vous êtes définitivement prête pour la maison de retraite du "Bout du Bois" de Doué-La-Fontaine, vous parcourez, distraite, les quelques lignes visiblement écrites à la va-vite. "Bonjour, on fait un reportage sur comment et pourquoi les hommes politiques utilisent les réseaux sociaux pour toucher les jeunes. Est-ce efficace, indispensable ? C'est à l'occasion de la vidéo de McFly et Carlito à l'Élysée. Seriez-vous dispo ?". Oui, vous aviez bien deviné, il s'agit d'un sms du type "Tinder journalistique" envoyé à la volée par les rédactions à l'ensemble de la place de Paris. Objectif meubler les chaînes de flux ou les JT de communicants/sondeurs/journalistes toutologues en mal de notoriété un dimanche de fin mai. Ne vous y trompez pas, vous n'êtes pas désirée, on a envoyé le même message à tout le répertoire, mais sur un malentendu -qui sait ?- cela pourrait peut-être matcher. Ces sms sont précieux car ils vous indiquent toujours ce dont on va parler en boucle les prochaines heures, voire les prochains jours.
Il est temps de regarder la vidéo tant attendue de McFly et Carlito, les deux Youtubers, qui commence donc à "buzzer" selon l'expression consacrée. Signe que l'opération est réussie, puisqu'Emmanuel Macron sature l'espace médiatique obligeant ses opposants à se positionner sur son terrain, alors même que ce ne sont pas les vrais sujets qui manquent en ce moment. Le tout en préemptant la cible "jeunes". Mais déjà, les mêmes poncifs sont de sortie, les mêmes postures convenues et interchangeables aussi. Je m'inclus dans le lot, cela va de soi.
- Les communicants, mus d'une passion pour le marketing politique, regarderont la mécanique virale avec l'oeil technicien d'un garagiste avisé sans se préoccuper du fond : "ce format publicitaire est-il efficace ou non ? Le président a-t-il raison d'investir les canaux pour répondre à une demande et toucher le 'segment jeunesse', quitte à changer en permanence de registres et de tons en fonction des médias".
- Certains politiques convertis au mode captain obvious diront "qu'il s'agit d'un coup de com', ponctué de publicités" et pointeront les incohérences de celui qui, en 2018, rappelait à un jeune de l'appeler "Monsieur le Président". Ah bon ? Vous qui pensiez que c'était un moyen d'éclairer la situation géopolitique au Proche-Orient. Déception, j'écris ton nom.
- Les tacticiens des billards à trois bandes (organisées), fin connaisseurs de McFly et Carlito depuis 3 heures, diront qu'il s'agit en réalité de toucher la cible secondaire parentale via les reprises presse et TV pour montrer qu'il s'agit d'un président moderne soucieux de la jeunesse. Dans les faits, ils recycleront leur analyse déjà fournie lors de l'intervention d'Emmanuel Macron sur la chaîne Brut. Ils remarqueront pas en revanche qu'on a tort d'isoler cette séquence du reste : le président, en prenant un café en terrasse sous les projecteurs, tout comme dans cette vidéo travaille son item "capital sympathie", pour le moins défaillant, plus largement que sur la seule cible jeune.
- Les moralisateurs crieront à la désacralisation de la fonction dans ce format spectacle avilissant permis grâce à un facteur structurel, la dépolitisation, et conjoncturel, la fenêtre de tir du déconfinement. Le tout en l'absence de contradicteurs. C'est parfaitement vrai, mais eh oh bon, soyons sérieux, une vidéo de McFly et Carlito adeptes de l'humour décalé et loufoque, c'est tout simplement la version millennials des anecdotes d''Ambitions intimes" de Karine Le Marchand ou les publireportages des boomers de Paris-Match ou la Une de Voici qu'occupe Emmanuel Macron actuellement. Si vous êtes de ma génération, ne me dites pas que vous n'êtes jamais restés des heures à regarder des séries AB productions tout aussi abrutissantes, lourdes, mal jouées et caricaturales. Ce n'était pas plus glorieux. D'ailleurs, vous avez remarqué comme Jean-Luc Mélenchon, pour ne citer que lui, s'attaque sur le fond (l'isf) mais pas sur les Youtubers en question, regardés par la cible jeune convoitée.
- Les plus sûrs de leur bon discernement versus celui des jeunes diront en substance que ce sont pauvres petits êtres manipulables incapables de repérer une opération de communication visant à démontrer la coolitude du président (quand ils n'affirment pas parfois que les Youtubers eux-même ont été instrumentalisés). Si une telle opération vise bien évidemment à accroître le capital sympathie pour tenter de rétablir un semblant de lien de confiance, pensez-vous sérieusement que cela se convertira naturellement en votes dans un contexte de crise sanitaire où ils ont été particulièrement malmenés ? Cette stratégie, si on peut la regretter, n'est pas nouvelle de Valéry Giscard d'Estaing en passant par François Mitterrand ou bien Lionel Jospin. En revanche, la défiance envers les plus jeunes devrait alerter, même si n'est pas Jimmy Fallon qui veut.
Ce qui est largement plus contestable et inadmissible, c'est l'utilisation cynique mêlant les genres de la date du 14 juillet (et de la patrouille de France), symbole éminemment collectif et socle de notre imaginaire commun, à des fins de communication personnelle. Les Français ne sont pas appréhendés comme formant un tout, mais comme des cibles à toucher indépendantes les unes des autres. Alors précisément qu'en tant que Nation, nous sommes plus que la somme de nos individualités. C'est cette conception de la Nation par le président, préalablement observée au cours du mandat, qui participe au risque du brouillage énonciatif. Car à force de se faire caméléon en fonction des canaux, Emmanuel Macron peut en perdre de vue son message commun adressé à l'ensemble des Français.